De lui, nos contemporains ne savent rien ou presque. Seuls certains cinéphiles, amateurs de Luchino Visconti, ont-ils retenu que l’ultime – peut-être le meilleur – film du cinéaste s’inspirait de L’Innocent, œuvre maîtresse de Gabriele. En oubliant le détail : les deux, d’Annunzio (1863-1938) et Visconti (1906-76), s’étaient connus. Bien connus.
Ces deux-là témoignent d’un « passage de témoin ». Entre deux mondes, l’un se croyant patriote, l’autre se disant communiste. Aujourd’hui, en 2019, clairement, un nouveau basculement du monde s’opère, se précise. Avec des qualificatifs politiques sans doute aussi peu convaincants qu’il y a un siècle, ni adaptés. Pour tout dire, décalés. C’est pourquoi « la folie d’Annunzio » s’avère un livre essentiel. Parce qu’il nous éclaire : comment les choses « pivotent », comment l’ancien monde se défait, comment jaillit la nouveauté. Pas forcément exemplaire. Et par-dessus tout, comment un certain culte, de la beauté, « du dépassement », peut transcender des engagements réducteurs, et permettre ces « passages de témoin ».
D’Annunzio ! D’une vie d’esthète consumée par la Belle Epoque, d’œuvres majeures de la littérature européenne, on ne retient pour disqualifier l’ensemble qu’une parenté d’ancien combattant avec Mussolini à ses tout débuts. En oubliant que si le Duce lui emprunta son « théâtralisme », il portait sur Gabriele un avis de mafieux :
« Quand vous avez une dent pourrie qui vous fait mal, vous pouvez soit la faire arracher, soit la remplir d’or…. dans le cas de D’Annunzio, j’ai choisi la deuxième solution ». Mensonge, puisque les deux subterfuges furent employés pour réduire la carie. Et le plombage s’avéra définitif : d’Annunzio a bel et bien été assassiné en 1938, empoisonné par son infirmière, Emy Heufler, missionnée à cette fin à la demande du Duce : l’antinazisme affiché de l’écrivain constituait un obstacle de taille pour l’axe Rome-Berlin. Un axe auquel adhéra Mussolini, désencombré du poète trop célèbre ayant mis à nu la vassalité du Duce.
Combattant jusqu’au bout, Gabriele avait bien tenté de le retenir : « Je sais que tes hésitations cèdent la place à ta sagacité virile, et que tu as si bien su repousser ce félon d’Hitler, à l’ignoble face ternie sous les taches indélébiles de peinture où il avait trempé sa mèche de clown féroce qui se prolonge jusqu’à la racine de son nez nazi. Avec son gros pinceau de barbouilleur, Hitler couvre de sang l’humain et le divin. »
D’Annunzio demeura sa vie durant un ami de la France, en vérité infiniment plus proche de Proust que des reîtres de Munich, des assassins de Berlin. Il y a chez d’Annunzio un goût de la vie, de l’exploit joyeux, une insolence d’aviateur qu’on retrouve dans l’ensemble de sa geste. Ainsi, pendant la grande guerre, le « bombardement » de la capitale de l’Empire austro-hongrois, avec des… feuilles de papier à dessin, le 9 août 1918. Et ce texte :
« Autrichiens ! Apprenez à connaître les Italiens. Nous volons au-dessus de Vienne, nous pourrions larguer des tonnes de bombes. Nous ne vous lançons qu’un salut tricolore : les trois couleurs de la liberté. Nous autres Italiens ne faisons pas la guerre aux enfants, aux vieillards et aux femmes. Nous faisons la guerre à votre gouvernement, ennemi de la liberté des nations, à votre gouvernement aveugle, obstiné et cruel, qui ne parvient à vous donner ni la paix, ni le pain, et vous nourrit dehaine et d’illusions. Viennois ! Vous êtes réputés intelligents. Mais pourquoi donc avez-vous revêtu l’uniforme prussien ? (…) »
La première guerre mondiale finie, l’Italie clairement négligée à la table de Versailles, Gabriele va commettre une folie. Une folie qu’on croyait d’un temps révolu, mais dont l’excentricité éclaire sur le mouvement général. On l’a alors dit cracheur de feu. Lui s’est cru lanceur d’alerte, une expression pas encore à la mode. Mais il s’agit bien de cela. Le principe des nationalités, proclamé par la toute nouvelle Société des Nations, semblait -j’écris bien « semblait »- reposer sur un postulat simple : « la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et donc de choisir leur adhésion à telle nation de leur choix. »
L’actualité de Gabriele réside dans ce basculement d’un monde. En 1919, c’en est fini des archiducs, des princes souverains et, prétend-on, des territoires distribués à la découpe.
Aves ses Ardents (Arditi), l’esthète aux gants de pécari blanc arrive au volant de sa berline carmin filetée d’or dans l’actuelle cité croate de Rijeka – Fiume en italien – le 12 septembre 1919. Pas un coup de feu. Les habitants, alors en majorité italiens, le proclament gouverneur ! D’Annunzio, théâtral à souhait, proclame le rattachement de la ville au Royaume italien. Et offre de son balcon deux trois discours par jour au peuple, qui en redemande ! Avec des incantations plus latines que possibles :
« Voici ton jour, voici ton heure (…) C’est le signe ! C’est le signe ! Choisis d’être souveraine ou serve, choisis de monter ou de descendre (…) Je te montre le signe, Malheur à toi si tu doutes, Malheur à toi si tu hésites, Malheur à toi si tu n’oses jeter le dé ». A se demander qui est sous le balcon, le peuple en extase ou Gabriele, tel l’amoureux le soir venu…
Le 27 août 1920, une Constitution est promulguée, rédigée par le poète et son ami Alceste De Ambris. On peut y lire la « reconnaissance et la souveraineté de tous les citoyens, sans distinction de sexe, de race, de langue, de classe ou de religion ; une égalité absolue des sexes devant la loi, l’éligibilité des femmes à toutes les fonctions privées ou publiques, la représentation proportionnelle, les allocations en cas de maladie, de chômage ou d’accident du travail, la retraite à toute personne âgée, le salaire minimum garanti, la création d’un juge de travail. » 1920 !
Faut-il rappeler qu’à la même période, il fut refusé au Japon -puissance qui des années durant, avait combattu aux côtés de la France et les alliés- l’inscription du principe d’égalité des races dans le préambule introductif du pacte de la SDN, la mère de l’ONU ? Quant à l’Etat libre de Fiume, dirigé par le poète, il sera reconnu au traité de Rapallo en 1920 mais l’Italie sera sommée d’en refuser le rattachement. Gabriele, vieilli, fatigué, décidément décalé, délaissera la politique et s’enfermera dans sa villa avec ses manuscrits, ses poèmes… outre ses canaris, et tisanes de marjolaine.
Aujourd’hui, après ce vingtième siècle d’enfer, il est de bon ton de médire ou rire de d’Annunzio C’est oublier deux grandes œuvres de Gabriele, L’Enfant de Volupté, et L’innocent. C’est aussi oublier le vrai courage physique de l’homme chétif : Imagine-t-on Oscar Wilde bombarder Berneval (Seine-Maritime) de mouchoirs mauves pour remercier la ville de son accueil, à l’arrivée de l’infernale prison de Reading ? L’aviateur d’Annunzio avait donné son œil droit à sa passion de l’air, du ciel, les merveilleux nuages…
Bien sûr, l’expédition de Fiume est une folie. Gabriele, le natif des Abruzzes, a mal lu le Florentin Machiavel. Mais aujourd’hui, on ne peut manquer de se poser la question : les poètes sont bien négligés par nos politiques, qui gagneraient à moins se complaire dans la lecture de Donald et Picsou pour reprendre pied dans le monde de la pensée. De la sensibilité.
Ainsi, ce passage de l’Enfant de volupté, si adapté à notre époque « qui va mal » :
« La convalescence est une purification et une renaissance. Le sentiment de la vie n’est jamais aussi suave qu’après l’angoisse de la maladie ; Et jamais l’âme humaine n’est plus encline à la bonté et à la confiance qu’après avoir sondé les abîmes de la mort. En guérissant, l’homme comprend que la pensée, le désir, la volonté, la conscience de la vie ne sont pas la vie. Il y a en lui quelque chose de plus vigilant que la pensée, de plus durable que le désir, de plus puissant que la volonté et aussi de plus profond que la science : et c’est la substance, la nature de son être. Il comprend que sa vie réelle et, pour ainsi dire, celle qui n’a pas été vécue par lui ; qu’elle est l’ensemble des sensations involontaires, spontanées, inconscientes, instinctives ; qu’elle est l’activité harmonieuse et mystérieuse de la végétation animale; le développement imperceptible de toutes les métamorphoses et de tous les renouvellements. « Signé d’Annunzio.
Après Gabriele, d’autres Italiens s’interrogèrent. Ainsi, dans son ouvrage « Technique du Coup d’Etat », Malaparte mettra en lumière cette modernité, contemporaine de la folie de Fiume. Une démonstration a contrario : le putsch Kapp, déclenché à Berlin les 13-17 mars 1920 contre la République de Weimar, était une parfaite réussite technique. Les conjurés avaient pris en main tous les leviers de commande de la capitale, et au-delà. A un détail près : l’adhésion du peuple. La grève générale, bloquant tout, obligera Kapp, pourtant soutenu par l’armée allemande, à fuir en Suède. Le peuple se rappelait au bon souvenir des puissants du jour.
Mais pour autant, la folie d’Annunzio s’avère annonciatrice de ces vastes mouvements « d’abandon de la raison ». Le peuple est aussi susceptible de « se donner » à un sauveur, en abdiquant tout esprit d’examen. Le livre de Tossieri, rédigé d’une écriture délicate, subtile, n’en est pas moins imprimé d’une encre de fer.
La folie d’Annunzio (Fiume, 1919), par Olivier Tosseri, éditions Buchet-Chastel, septembre 2019.
Jean-Philippe de Garate