Une enseignante indigène, un propriétaire de scierie, un éleveur de bovins : ils font partie des 20 millions de personnes vivant dans l’Amazonie brésilienne, une région sur laquelle les dramatiques incendies et la déforestation galopante ont attiré l’attention du monde entier.
Tous trois habitants de l’Etat du Para (nord), ils racontent leur quotidien et leur relation avec une forêt tropicale de plus en plus menacée.
Claudeth, l’enseignante indigène
Claudeth Gabriel Sau Munduruku s’inquiète pour ses élèves. Cette enseignante indigène de l’école de la communauté autochtone de Praia do Mangue se demande si la forêt amazonienne sera toujours là quand ils seront adultes. « Ils ne voient que la destruction », confie-t-elle. « Je ne sais même pas si leur génération aura toujours la forêt. Comment peut-on savoir ce qui va se passer dans dix ans? », demande l’institutrice de 44 ans.
Une demi-douzaine d’écoliers arrivent en classe vers 07h30, quand les adultes commencent seulement à sortir de leurs petites maisons en brique ou en bois de la communauté indigène située au bord du fleuve Tapajos, dans la ville d’Itaituba.
Pendant que les enfants enlèvent leurs tongs pour s’asseoir sur des chaises en plastique, des chiens restent à l’extérieur, attendant qu’ils sortent pour jouer avec eux.
La voix haut placée pour se faire entendre au milieu du vacarme des ventilateurs, Claudeth, petite femme bien en chair vêtue d’un short en jean et d’un t-shirt rouge, commence la journée avec un cours de maths. Le matin, elle enseigne aussi l’histoire, la géographie, les sciences et le portugais. L’après-midi, les cours sont consacrés à l’apprentissage de rudiments de la langue munduruku.
Mais les écoliers font peu de progrès dans cette matière. Claudeth raconte que la plupart des enfants parlent portugais à la maison, leurs parents eux-mêmes s’exprimant avec difficulté dans leur langue ancestrale. Et une fois que les élèves quittent l’école réservée aux indigènes pour entrer dans le système scolaire général d’Itaituba, ils n’osent même plus parler la langue d’origine de leur tribu. « Les autres enfants se moquent d’eux et ils ont honte » de parler munduruku devant les blancs, déplore-t-elle.
Mais Claudeth ne jette pas l’éponge. Enseignante depuis 17 ans, elle considère que les enfants doivent apprendre le munduruku pour renforcer leur identité et défendre leurs droits en tant qu’indigènes. « Les parents doivent nous aider. Pour apprendre la langue, il faut qu’ils pratiquent à la maison », insiste-t-elle.
Mais la préservation de la langue munduruku est loin d’être le seul défi de l’institutrice pour soustraire les enfants aux mauvaises influences venues de la ville.
Les drogues, l’alcool et la prostitution se sont aussi répandus au sein de la communauté située juste à côté d’un lotissement résidentiel.
Environ 50 familles de la tribu munduruku vivent dans de petites maisons au sein d’une réserve de 30 hectares sur les rives du Tapajos.
Vers midi, les élèves font une pause pour déjeuner. Au menu, poulet, salade et farine de manioc, le tout préparé par Claudeth et son assistante. Pour beaucoup d’entre eux, c’est le seul repas de la journée. « Souvent, des élèves nous disent qu’ils n’ont pas pu prendre de petit-déjeuner parce qu’il n’y avait rien à manger chez eux », souligne l’enseignante.
L’école manque cruellement de moyens. Faute de photocopieuse, Claudeth doit écrire toutes les leçons à la main. « On n’a aucun soutien. Les enfants ont besoin de jeux éducatifs, mais on n’en a pas. Ils n’ont même pas de crayons de couleur ».
Rubens, le bûcheron « 100% légal »
Copropriétaire d’une scierie à Moraes Almeida, Rubens Zillo s’affiche fièrement comme un exploitant de bois « 100% légal » dans une Amazonie mise à mal par les trafiquants en tous genres. Mais il a du mal à avaler le fait que les pays qui critiquent avec le plus de véhémence la politique environnementale du Brésil sont réticents à payer plus cher pour son bois à l’origine certifiée. Vêtu d’un polo rose saumon, cet homme de 56 ans à forte carrure arpente sa scierie où sont stockés des centaines de troncs d’arbres.
Dans un vacarme assourdissant, une douzaine d’employés munis de gants et de lunettes de protection découpent les troncs en fines planches qui seront utilisées pour des parquets de piscine ou des cloisons de maison en Europe, en Asie ou aux Etats-Unis. « Ils parlent sans arrêt de la préservation de l’Amazonie, mais au moment d’acheter du bois de chez nous, ils veulent toujours le moins cher, surtout les Français », lâche Rubens avec amertume.
L’entreprise familiale, « Serra Mansa » (douce scie) a été fondée par son beau-père plus au sud, dans l’Etat voisin de Mato Grosso. La famille a ensuite déménagé dans le Para, suivant l’autoroute BR163 en direction du Nord, pour s’établir à Moraes Almeida, il y a 20 ans. Rubens reconnaît avoir travaillé longtemps « aux frontières de l’illégalité », en nouant des accords avec de petits propriétaires terriens pour déboiser leurs parcelles.
Mais tout est devenu « plus compliqué » à partir de 2005, quand de nombreuses opérations coup de poing ont été lancées contre les activités illégales en Amazonie après l’assassinat de la missionnaire américaine Dorothy Stang, fer de lance de la lutte contre la déforestation. Puis en 2016, le gouvernement a octroyé à « Serra Mansa » et quatre autres scieries une concession de 40 ans pour exploiter 200.000 hectares de forêt, répartis en sections bien délimitées. Chaque arbre abattu par les bûcherons est répertorié dans une base de données détaillée.
Les acheteurs peuvent avoir accès à la localisation d’origine exacte des troncs utilisés pour leurs lots. Le tout est supervisé par des agences gouvernementales qui s’assurent que la scierie ne dépasse pas les limites de coupes autorisées. Une fois qu’une section est déboisée, elle doit être laissée intacte pendant 30 ans, le temps que la forêt repousse. « Avec la chaleur et l’humidité, la végétation pousse rapidement », explique Rubens.
Il ne cache pas son indignation face aux critiques venues de l’étranger. « Certains pays veulent voler nos richesses. L’Amazonie est à nous », lance-t-il, reprenant les propos du président d’extrême droite Jair Bolsonaro.
Pour Rubens, seulement 50% de la forêt amazonienne devrait être préservé.
Pour le reste, il défend l’autorisation de l’exploitation du bois et des richesses minières, avec de strictes réglementations et de lourdes amendes pour ceux qui ne les respecteraient pas.
Même s’il reconnaît qu’il existe de « mauvais bûcherons », Rubens considère que la grande majorité prône une exploitation mesurée et raisonnable de la forêt. « Le bûcheron veut que la forêt reste sur pied pour assurer l’avenir de ses enfants et petits-enfants », insiste-t-il. « Dans notre concession, il n’y a pas eu le moindre incendie en quatre ans, parce que nous sommes les gardiens de l’Amazonie ».
Luiz, l’éleveur de bovins
Luiz Medeiros dos Santos est un éleveur passionné qui vit à Ruropolis, dans le sud-ouest du Para. Venu du sud du Brésil, il a déboisé la moitié des terres qu’il a acquises il y a une vingtaine d’années. « Quand je suis arrivé ici, j’ai commis des fautes contre l’environnement », reconnaît cet homme trapu de 63 ans. « J’ai fini par replanter des arbres sur des collines sur lesquelles je ne cultivais plus », explique le fermier coiffé d’un chapeau de cowboy.
Luiz a grandi dans l’Etat du Parana (sud), grand producteur de céréales, et a décidé de tenter l’aventure dans le nord après la construction des autoroutes BR230 et BR163, qui ont permis l’implantation de grandes fermes d’élevage et de plantations de soja, au détriment de la forêt.
L’éleveur et son épouse Maria, 54 ans, elle aussi originaire du sud du pays, exploitent la ferme Sao Marcos, un ranch de 700 hectares. Leur terrain, autrefois recouvert par la forêt, a été en grande partie transformé en pâturage pour leurs 150 têtes de bétail. La moitié des parcelles sont louées à des cultivateurs de céréales. Au moment de leur arrivée, la loi permettait aux propriétaires terriens de déboiser 50% de leurs parcelles, une proportion réduite à 20% aujourd’hui.
« Il faut que les gens prennent conscience du fait que l’Amazonie doit être préservée, pas détruite », affirme l’éleveur à la voix de stentor, tandis que son épouse sirote du maté, infusion typique du sud du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay. « Nous devons produire de façon plus modérée, sans affecter l’environnement, sans répéter les erreurs du passé », insiste-t-il.
La vie d’un agriculteur en Amazonie est loin d’être un long fleuve tranquille, avec des intempéries fréquentes et des revenus soumis aux aléas des prix des matières premières.
Les travaux de rénovation récents sur les autoroutes BR163 et BR230 permettent néanmoins à Luiz d’être un peu moins coupé du monde, les pistes non goudronnées étant souvent impraticables pendant la saison des pluies de novembre à juin.
Ses trois enfants sont déjà grands, mais l’éleveur apprend à son petit-fils Pedro Henrik à s’occuper des bêtes, en espérant qu’il reprenne la ferme un jour.
« Nous avons appris à aimer nos bêtes », dit-il, caressant son épaisse moustache après avoir mené son troupeau vers les pâturages. « Il faut aimer ce qu’on fait. Ma passion, c’est de voir les bêtes en bonne santé », ajoute l’éleveur, qui est aussi adjoint à l’agriculture de la mairie de Ruropolis. « Je ne peux pas m’imaginer faire autre chose à 63 ans ». Luiz et Maria sont fiers de leurs efforts pour préserver les parcelles de forêt tropicale restée intacte dans leur ferme.
Les arbres de leur jardin attirent des oiseaux et leur ombre fournit un peu de fraîcheur lors des périodes de canicule. La forêt permet aussi au couple de mettre du beurre dans les épinards. Maria ne craint pas d’arpenter en tongs une jungle grouillant de serpents et de scorpions pour ramasser à même le sol des engrais naturels, qu’elle revend. Elle cueille des bananes à l’aide d’une machette, tandis que les poules picorent dans la boue. La fermière laisse toujours quelques bananes pour les oiseaux. « Ça nous fait moins de revenus, mais il faut bien qu’ils aient à manger, sinon, ils ne viennent pas », explique-t-elle.
« Le plus gros problème ici, c’est que ceux qui viennent de l’extérieur ne pensent qu’à produire, produire, produire et finissent par tout détruire », déplore-t-elle.
Allison JACKSON