A l’occasion de la Journée mondiale contre la peine de mort du 10 octobre, notre chroniqueur « dandy tueur de poncifs », revient sur cette peine qui consista longtemps en France à couper un homme en deux.
L’horreur a pour corollaire la sidération. On demeure sidéré, figé d’étonnement, face à l’horreur. Ainsi en va-t-il pour cette chose impensable. Impensable car hybride : la peine de mort. Le double visage d’un monstre : la peine et la mort. Quel rapport ? On ne comprend pas bien. Et on reste bête devant le corps du supplicié. Aura-t-on mis fin au dommage et rétabli l’harmonie antérieure au crime parce qu’à la vie de la victime aura été ajoutée celle du condamné ? On ne juge pas, on ne venge pas, on ajoute. On fait à la mort un cadeau de plus. Au malheur, on ajoute du malheur. Et c’est tout. Ceux qui dans leur exercice quotidien, parcourent les couloirs de la lutte contre la mort, urgentistes hospitaliers, cancérologues, gériatres et chirurgiens, sont parmi les plus résolus. Un grand praticien, prix Nobel de médecine, avait eu naguère cette formule qui résume l’opposition à une peine instituée « capitale » : « Assez de morts (naturelles) pour en rajouter ». Les hommes vivants oublieraient-ils de fouler sous leurs pas la poussière de toutes les générations passées depuis l’apparition de leur espèce sur terre ? Cela commence à faire beaucoup… En quoi y ajouter quelques milliers contribuerait-il à améliorer la vie sur terre ? Si ça marchait, ça se saurait.
La peine, elle, selon un système jamais sérieusement repensé depuis le dix-huitième siècle de Beccaria, est graduée, de l’amende à la réclusion. On peut à bon droit s’interroger sur l’efficience d’une telle échelle. Disons pour faire court que la paresse demeure la plus répandue des jurisprudences. On a l’habitude d’appliquer une loi, alors on l’applique. Longtemps les transes sociales, à la découverte d’un crime, trouvaient un prolongement dans le spectacle du sadisme des survivants. La peine de mort s’analysait clairement comme participant du folklore ; et chacun avait dans un coin de sa tête conscience d’une véritable transgression. Si longtemps, furent tolérés ces spectacles, de la hache à la roue, de l’écartèlement à la guillotine, c’est parce qu’on faisait clairement référence au créateur divin de la vie – ou sa traduction laïque – pour se faire fort de son jugement, bien plus que celui des juges, ses commis. Retour à l’expéditeur ! Le criminel était davantage renvoyé aux flammes de l’enfer qu’à celles du bûcher, qui n’en étaient que le préambule. Le système n’était pas d’une grande sophistication, mais disons qu’ainsi était construit un édifice d’exorcisme faisant oublier l’essentiel : à l’époque, maréchaussées diverses et guet local s’avéraient d’une rare inefficience. La nuit éternelle guettait le suspect, mais de leur côté les bourgeois jusqu’à Louis-Philippe et l’instauration de l’éclairage urbain, ne sortaient pas la nuit. Pour rester sur l’exemple, le roi des Français lui-même s’endormait aux Tuileries ou à Neuilly avec deux pistolets chargés et armés sur sa table de nuit. C’est dire.
Mais l’argument qui ruine définitivement une peine consistant à tuer un homme a été donné par différents connaisseurs des prisons. Car qui dit peine de mort dit séjour préalable en détention, avec des prisonniers dont les plus lucides témoigneront de la réalité vécue ou fantasmée de cette peine qui se veut de mort. Céline, enfermé au Danemark dans le quartier des condamnés à mort, écrira : « Je ne veux pas que la mort me vienne des hommes, ils me voleraient ma part d’infini. » Celui qui est promis à la mort ne reconnaîtra jamais qu’elle puisse lui être donnée par d’autres êtres finis. Jean Genet a de son côté rappelé cette évidence : un condamné à mort échappe à la médiocrité profonde, à l’état de mortel, précisément parce que la promesse (et non la peine) de mort le fait accéder au monde de l’au-delà. Il est pour ainsi dire sanctifié vivant.
Quand on y réfléchit, il devient évident que la peine de mort ne peut prospérer que dans des sociétés suicidaires. L’attrait pour la mort, ou plus exactement l’attraction morbide, s’avère alors quasi irrésistible. Il n’est pas nécessaire de s’interroger sur la résolution du mystère de l’île de Pâques, parce que nous vivons une nouvelle époque qui a enclenché un cycle de destruction. Il est étymologiquement effarant qu’un pays comme le nôtre où un nombre significatif de professionnels lucides, magistrats, policiers, enseignants, médecins, techniciens, s’infligent la mort, ne s’interroge pas sur sa propre survie, ou plus précisément ses ultimes chances pour la survie.
Les partisans de la mort demeurent d’une puérilité sans pareille. La réponse serait équivalente à la question. Tu as donné la mort, tu reçois la mort. Retour sur investissement. C’est oublier l’aspect exclusivement physique des choses. Une justice qui en définitive, privilégie les corps en les frappant à mort, n’est pas une justice. Parce que, répétons-nous, les mots « peine » et « mort » n’ont pas de rapport.
Et c’est finalement un artiste ayant mis fin à ses souffrances – parce que la vie demeure malgré tous les artifices un passage marqué par mille ennuis, mais surtout demeure une souffrance, une limite programmée en soi – qui éclaire le mieux le débat. Dans la lettre destinée à son frère Théo Van Gogh, feuille de papier que le peintre portait sur lui le 29 juillet 1890, Vincent confie, peu avant de rejoindre les blés d’Auvers-sur-Oise : « Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié – bon – (sic) ». C’est quoi, le « travail » d’un peintre ? Est-ce d’entasser les toiles, jour après jour ? Ou est-ce, lorsqu’on traverse une existence, d’en faire jaillir la vie, la vraie vie qu’exprime une peinture, la part d’éternité -appelez ça comme voulez.
La peine de mort se croit une réponse à une question qui ne se pose pas. Pas comme ça. Et c’est tout.
Jean-Philippe de Garate