Les très importantes manifestations qui se déroulent à Hong Kong depuis le printemps ont donné lieu à de nombreux commentaires. Il s’agit notamment de savoir si les principes de base de la Rule of Law, pour reprendre l’expression britannique mal traduite en français par « État de droit », s’appliquent encore dans la Région administrative spéciale de la République populaire de Chine. Comment les règles de l’ordonnance sur les Droits de l’homme de Hong Kong de 1991, donc antérieure à la rétrocession du territoire à la Chine le 1erjuillet 1997, et celles de la Basic Lawdu 4 avril 1990, entrée en vigueur le 1erjuillet 1997, se combinent-elles pour constituer un ordre juridique spécifique ? Celui-ci est par construction plus proche d’un système d’inspiration britannique que des pratiques chinoises issues de la Révolution communiste de 1949.
Une décision de la High Courtde Hong Kong du 18 novembre 2019 (affaires jointes n° 2945 et 2949 de 2019) prononce l’illégalité de l’arrêté du Chief Executive in Council, Mme Carrie Lam, du 4 octobre 2019, interdisant les masques lors des manifestations. En déclarant le Prohibition on Face Covering Regulation (PFCR) contraire aux droits fondamentaux, la cour fournit une exceptionnelle leçon de droit et mérite d’être connue bien au-delà des frontières de l’ancienne colonie de l’Empire britannique.
Les deux juges concernés ont écrit un arrêt dont le lecteur français ne peut qu’admirer aussi bien la forme que le fond. Ce très long document (92 pages, 193 paragraphes) parvient, par des raisonnements successifs, à la conclusion selon laquelle les restrictions imposées par l’interdiction des masques « vont au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire » pour atteindre les buts poursuivis, en l’espèce le maintien, voire le rétablissement de l’ordre public. Ce recours au principe de proportionnalité fait partie de l’arsenal le plus classique des toutes les cours suprêmes, constitutionnelles, administratives ou judiciaires, mais son utilisation dans le contexte très particulier de Hong Kong est à relever.
Sans procéder à une lecture pointilliste de l’arrêt, plusieurs étapes du raisonnement ou de la méthode utilisée sont à souligner.
1) La High Courtaffirme d’entrée de jeu que les deux recours dont elle est saisie posent la question « de la constitutionnalité » de deux textes : l’un ancien, l’autre très récent. Il s’agit d’abord de savoir si l’Emergency Regulation Ordinance(ERO) de 1922, donc de la période coloniale, est encore applicable ; ensuite de savoir si le PFCR ne méconnaît pas les droits fondamentaux, en particulier la liberté de manifestation, des habitants de Hong Kong.
Sur le premier aspect, la High Courtse prononce pour la solution dite « de la continuité ». L’ERO demeure applicable, sauf dans ses dispositions qui seraient contraires aux « normes constitutionnelles » actuelles de Hong Kong. La cour ne trouve rien de tel dans l’arsenal juridique d’aujourd’hui. Elle en déduit que les pouvoirs exceptionnels accordés, en 1922, au gouverneur britannique sont désormais exercés par le Chief Executive in Council. Mme Lam avait donc le droit de prendre des mesures destinées à rétablir l’ordre public.
C’est sur la question de la proportionnalité que la High Courtfait alors porter son contrôle. Elle estime qu’il est indiscutable que l’interdiction des masques porte atteinte aux libertés de réunion, de manifestation, de rassemblement et d’expression, libertés qui sont toutes garanties soit par la déclaration des Droits de l’homme, soit par la Loi fondamentale. La cour juge que le but poursuivi par le PFCR est légitime, mais la généralité des termes utilisés ou l’étendue des situations visées vont trop loin, ne procèdent pas assez à des distinctions et discernements et, par conséquent, méconnaissent les critères du « test de proportionnalité », ce curseur dont les autorités exécutives (et parfois le législateur) et le juge apprécient souvent de manière différente les atteintes qu’il est possible de porter à des libertés fondamentales. À un moment ou à un autre, le juge substitue sa propre appréciation à celle de l’auteur de l’acte, en l’espèce Mme Lam, et en tire des conséquences d’illégalité de l’acte qui lui est soumis.
2) Comme le veut la tradition de la Common Law,l’arrêt du 18 novembre 2019 contient de très nombreuses références relatives tant à la propre jurisprudence de la cour, remontant par exemple à 1878, qu’à des décisions des juridictions australiennes, anglaises, québécoises ou même internationales. Le panorama est complet, précis et bien référencé. C’est ainsi que l’affaire française de l’interdiction du voile dans l’espace public est citée à travers l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 1erjuillet 2014 et les constatations du Comité des droits de l’homme de l’ONU du 17 juillet 2018. Il s’agit toujours de savoir où se situe la frontière entre la liberté individuelle, par exemple de s’habiller, et les exigences de la vie collective. La Cour de Strasbourg a considéré que l’interdiction du voile intégral poursuit un but légitime et est proportionnée à celui-ci, tandis que les constations du Comité des droits de l’homme conduiront quelques semaines plus tard à une décision, non contraignante, sur la violation de la liberté religieuse.
Aussi bien dans ses conclusions que dans son raisonnement, cet arrêt de la High Courtde Hong Kong se présente donc comme un parfait exemple de la mondialisation du droit, en particulier celui des Droits de l’homme, cette affirmation universelle des valeurs de la liberté dont tant les autorités chinoises que le président Trump ont une sainte horreur.
Nul ne sait comment la crise de Hong Kong se terminera, mais les militants des Droits de l’homme pourront retenir la date du 18 novembre 2019 comme une grande date de leur lutte pour les libertés.