Tout cela pour cela. 1200 tracteurs ont bloqué le périphérique et les Champs-Élysées pour décider hier soir à 21h de se retirer simplement parce qu’un rendez-vous avait été enfin obtenu mardi prochain avec le Premier ministre. Franchement, nos politiques, nos syndicalistes ne sont-ils pas capables de prendre rendez-vous sans bloquer une métropole ?
Les gilets jaunes ont inauguré une nouvelle ère de contestation. L’air est chargé de tension, de rébellion, de mal-être, de pessimisme et parfois d’autoflagellation irrationnelle et irréfléchie. Même l’argument du « c’est pire ailleurs » n’est plus entendu.
La manifestation des agriculteurs était perçue comme un galop d’essai du 5 décembre, même si les leaders syndicaux agricoles n’appellent pas à manifester le 5. Bref, tout le monde s’y met, chacun pour ses raisons et tous (sauf les agriculteurs qui bénéficieraient d’une pension ne pouvant être inférieure à 85 % du SMIC, soit environ 1000 € par mois) contre la réforme des retraites, pourtant incontournable. Au lieu de presque rien, ils n’auraient pas grand-chose. Ce serait un progrès ! Mais le 27 novembre 2019, ils sont « montés » à Paris pour crier leur colère et leur douleur. Certains gagnent moins de 700 euros par mois, alors qu’ils sont plus proches de la journée que de la semaine de 35 heures.
En matière d’agriculture, l’homme n’a pas toujours brillé : la première révolution agricole, à la fin de la préhistoire, a conduit à l’essor démographique, mais aussi à la dégradation des conditions de vie des paysans, à la spécialisation des cultures avec pour effet l’hyper dépendance aux aléas climatiques avec des périodes de famine. Au 18ème et surtout au 19ème siècle, l’agriculture est devenue franchement productiviste, et à partir des années 1960, on a enfoncé le clou, notamment en Europe avec la politique agricole commune (la fameuse PAC) et un mot d’ordre : « plus gros pour produire plus ! » Les paysans sont devenus agriculteurs, puis esclaves de l’industrie agroalimentaire, des semenciers, des géants du phytosanitaire et de la grande distribution qui, au prétexte de défendre les intérêts des consommateurs, imposent leurs prix et conditions à leurs fournisseurs, en premier chef les agriculteurs qui ne peuvent plus vivre de leur production. Inadmissible.
Aujourd’hui, les agriculteurs n’en peuvent plus, et il faut les comprendre. Ils affirment que même à la campagne, l’épandage de pesticides leur vaudrait d’être blâmés, voire agressés par les consommateurs fraîchement convertis au bio. Mais ceux-ci aussi ont raison, et ne se trompent que sur la cible. En Europe, la transition écologique devra s’accompagner d’une nouvelle PAC, peut-être même d’une nouvelle révolution agricole, non pas fondée sur le productivisme, mais sur la qualité des produits, le respect de l’environnement, la préservation de la santé des consommateurs, la bientraitance animale… Manger moins (surtout de viande), mais manger mieux. Aujourd’hui, l’agriculture est l’archétype de l’inégalité : d’un côté, les gros producteurs que le consommateur citadin tend à considérer comme empoisonneurs. De l’autre, la disette, parfois la misère. Les mettre dans le même panier conduit à l’agri bashing.
Bloquer partiellement les emblématiques Champs-Élysées (dont les vendeuses et vendeurs des boutiques sont payés au SMIC, donc autant que les plus pauvres des agriculteurs vu la vie chère à Paris) et le périphérique parisien est un cri d’alarme qu’il faut entendre, ce qui est difficile à Paris, où les agriculteurs sont invisibles, presque virtuels.
D’ailleurs, le film de Guillaume Canet « Au nom de la Terre », basé sur l’histoire vraie du suicide d’un agriculteur, fut un énorme succès national… sauf à Paris. Un symptôme, peut-être, mais qui rend d’autant plus légitime le message de ceux qui nous nourrissent (et qui eux doivent comprendre qu’ils doivent le faire sainement).
Michel Taube