La cabale menée contre Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie et seule femme à diriger un groupe du CAC 40, est symptomatique de la rébellion de l’ancien monde contre l’arrivée fracassante du nouveau.
Attaquée – parfois très violemment, y compris sur sa vie privée et via des lettres anonymes – quasiment depuis sa nomination à la direction générale d’Engie en 2016, Isabelle Kocher, pourrait, selon plusieurs articles de presse, être évincée par le conseil d’administration du groupe. Et ce, malgré la réussite de la stratégie menée depuis trois ans pour faire de l’énergéticien français un leader mondial de la transition bas carbone.
Paierait-elle son esprit pionnier, son caractère précurseur, sa vision industrielle avant-gardiste, ses choix stratégiques radicaux et assumés, son discours de rupture sur la transition énergétique ? Sans doute. Quand on s’efforce d’entrer de plain-pied dans le nouveau monde, on bouscule forcément l’ancien, on provoque des résistances et des crispations, on heurte des égos et on dérange des intérêts.
Une stratégie audacieuse pour un nouveau monde décarboné
L’ancien monde, c’est d’abord celui des énergies fossiles, du charbon et du pétrole, responsables du réchauffement climatique. Un monde avec lequel Engie s’efforce de rompre depuis la nomination d’Isabelle Kocher. Ces trois dernières années, l’ex-GDF Suez s’est ainsi largement allégé dans les énergies fossiles en cédant 15 milliards d’euros d’actifs, dont de nombreuses centrales à charbon et ses activités d’exploration-production, pour se recentrer sur les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et les réseaux.
Sous la direction d’Isabelle Kocher, Engie a fait le choix assumé de devenir le « leader mondial de la transition bas carbone » en investissant massivement dans les énergies renouvelables, les services et les réseaux intelligents. Aujourd’hui, sur les 170 000 salariés d’Engie, 35 000 aident les clients à moins consommer. C’est devenu le premier métier du groupe. Pour Isabelle Kocher, l’enjeu n’est rien moins que de répondre à une « attente forte face à ce monde qui change ».
Mais un tel virage stratégique, modifiant en profondeur les métiers, les activités et le management d’Engie, a forcément heurté les anciens de GDF Suez, les « gaziers » et les fidèles de l’ancien PDG tout-puissant Gérard Mestrallet. Le comité exécutif, en particulier, a été logiquement renouvelé pour être aligné avec la nouvelle stratégie. Des dirigeants historiques, en particulier les plus « politiques », ont été écartés, et manifestement certains ne l’ont pas digéré.
Une conviction qui vient heurter les vieilles certitudes
Le prix à payer a parfois été élevé. « La cession de l’activité amont du gaz naturel liquéfié à Total, nécessaire pour être moins dépendant des prix de marché du pétrole et du gaz, a été mal vécue », note ainsi le mensuel spécialisé L’Usine nouvelle. « La division Amérique du Nord, où Engie a vendu toutes ses activités dans les énergies fossiles, a dû repartir quasiment d’une feuille blanche pour développer un business fondé sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique ».
La stratégie zéro carbone fut la conviction la plus difficile à faire partager, confiait récemment Isabelle Kocher au mensuel Challenges. Le réchauffement climatique a cependant agi comme un « wake-up call » : « Nos sociétés arrivent au bout d’un cycle et doivent se réinventer. La croissance ne peut plus être simplement guidée par la capacité à rémunérer les actionnaires. Les entreprises dotées d’un modèle économique susceptible d’avoir un impact sur l’environnement seront celles qui vont gagner ».
Il a fallu faire preuve de beaucoup de pédagogie pour expliquer les changements du secteur de l’énergie, le passage d’une production centralisée à un monde plus numérique et plus décentralisé, basculant vers les énergies renouvelables. Un pari audacieux et pas toujours bien compris, voire mal accepté par certains anciens, ancrés dans leurs vieilles certitudes.
Aujourd’hui, Engie s’appuie sur quatre piliers : les infrastructures (43 % de l’Ebitda en 2018), les solutions clients (16 %), les énergies renouvelables (17 %) et la production d’électricité thermique (22 %). Un profil intégré et atypique qui peut déplaire aux financiers soucieux avant tout de maximiser la rentabilité immédiate. Premier énergéticien à avoir changé radicalement son modèle économique, Engie a une stratégie qui dérange.
Mais le groupe a fait la preuve qu’il était effectivement possible d’être moins carboné – en réduisant de plus de 50 % ses émissions de carbone – tout en en retrouvant le chemin de la croissance et de la profitabilité. C’était la conviction d’Isabelle Kocher : qu’en étant plus « vert », le groupe serait préféré par ses clients et donc plus rentable. Pari réussi… Même si ce virage a pesé durant trois ans sur les résultats et a pu déclencher des impatiences chez les actionnaires.
La grande patronne du groupe a notamment été pionnière sur l’identication de « l’hydrogène vert » dès 2017 comme une ressource du futur alternatif aux énergies fossiles. Elle a décide de dépasser le stade de la R&D en créant il y a trois ans une société dont l’objet est de porter le développement de solutions industrielles et domestiques à vocation grande échelle et en nommant sa dirigeante au Comité exécutif d’Engie. Si les groupes Oil&Gas s’intéressent maintenant pour certains à cette énergie d’avenir, elle est la première à en avoir identifié le potentiel de marché mais aussi le bénéfice climatique.
« Deuxième vague de la transition énergétique »
Le nouveau plan stratégique de la directrice générale pour la période 2019-2021, approuvé par le conseil d’administration du groupe et par l’Etat, prévoit d’accélérer encore sur les services à haute valeur ajoutée et les énergies renouvelables en visant en priorité les entreprises et les collectivités territoriales. « Alors que, dans les dix dernières années, la transition énergétique était poussée par les Etats, elle est aujourd’hui tirée par les entreprises et les collectivités territoriales sous l’impulsion exigeante de leurs parties prenantes, clients et citoyens, qui font monter la pression », estime Isabelle Kocher, évoquant une « deuxième vague de la transition énergétique ».
Ce nouveau plan prévoit notamment 12 milliards d’euros d’investissements de croissance, principalement dans les « solutions clients » et les énergies renouvelables, avec l’objectif d’ajouter 9 gigawatts aux capacités de production « vertes » du groupe, tout en finalisant sa sortie du charbon. Avec, à la clé, une croissance du résultat net courant de 7 % à 9 % par an !
Le groupe estime que les solutions clients représenteront un quart de son résultat opérationnel d’ici 2021, grâce au développement d’offres globales intégrant la stratégie, la conception, la gestion d’infrastructures, le développement de plates-formes numériques, le financement ou encore l’exploitation. Une tendance qui illustre bien la profonde transformation d’Engie, laquelle ne pouvait que heurter les certitudes héritées de l’ancien monde des anciens de GDF Suez.
Un discours qui dérange
Le discours écologique d’Isabelle Kocher dérange également l’Etat et les autres grands acteurs de l’énergie comme EDF ou Total, note L’Usine nouvelle dans un article récent titré « Isabelle Kocher, trop écologiste pour rester à la tête d’Engie ? ». En particulier lorsqu’elle explique que « la promesse d’une énergie à bas prix, permise par le nucléaire et les énergies fossiles, n’est plus tenable », que « les prix vont forcément augmenter » et que « seule l’efficacité énergétique permettra de ne pas alourdir les factures et de rendre la transition énergétique acceptable ».
Isabelle Kocher gêne également certains membres du conseil d’administration d’Engie qui souhaitent vendre les activités gazières du groupe afin de récolter plusieurs milliards et doper le cours de l’action. Une option à laquelle l’Etat ne serait pas insensible, lui qui cherche à vendre ses parts au meilleur prix, mais à laquelle s’oppose résolument la directrice générale, soutenue par les syndicats, au nom de l’intégrité du groupe, des synergies et des résultats.
Enfin, l’ancien monde, il faut également le dire, c’est aussi celui du sexisme et du capitalisme de connivence, celui d’un petit cercle d’hommes sexagénaires qui se cooptent entre eux, trustant les places dans les conseils d’administration des grandes entreprises et dans les clubs patronaux.
Malgré toutes les promesses, les Chartes, les professions de foi et même parfois les quotas, la diversité sous toutes ses formes, genre, origine, formation, n’est toujours pas considérée comme la première ressource d’une entreprise. Alors que chez Engie, cinq membres du Comex sur quatorze sont non nationaux, dans d’autres groupes ce sont les formations « d’élite françaises » qui vivent isolées et recroquevillées sur les organes de gouvernance (conseils d’administration, Comités Exécutifs, Comités stratégiques) comme l’illustrent encore certaines dernières nominations dans des groupes du CAC 40.
Des figures du petit Paris des affaires qui pensent que la parité s’arrête aux portes de la direction générale et ne peuvent concevoir qu’une mère de famille puisse diriger une multinationale et orchestrer sa transformation. Certains sont prêts à tout pour préserver leur entre-soi et à exclure de leur petit jeu très select la seule femme, à ce jour, à diriger un groupe du CAC 40.
Michel Taube
et Hugo Fournier
Diplômé d’une licence histoires militaires et études de défense, suivi d’un master en relations internationales, Hugo Fournier est aussi réserviste pour les armées. Il a fait ses premières armes professionnelles dans le secteur de l’industrie de défense.