Opinion Internationale : Monsieur Jean-Paul Mulot, vous êtes le représentant permanent de la région des Hauts-de-France au Royaume-Uni et un grand connaisseur des relations entre la France et nos voisins d’outre-Manche. Le Royaume-Uni quitte aujourd’hui l’Union européenne, après trois ans et demi de cacophonie politique. Va-t-on rentrer dans l’inconnu à partir du 1er février ?
Jean-Paul Mulot : On sort surtout de l’incertitude. Il y avait un ras-le-bol des Britanniques vis-à-vis de reports incessants. Le peuple britannique est pragmatique et il a fait un choix clair que Boris Johnson a su capter avec une intention, elle-même très claire, de sortir de l’Union européenne… Contrairement à un leader travailliste aux positions floues et très à gauche, et donc loin du blairisme, et un camp des libéraux-démocrates qui n’a pas su exploiter le boulevard s’offrant à lui.
On a souvent assimilé Boris Johnson à un Donald Trump britannique. Est-ce tant une caricature que cela ?
Je ne pense pas du tout que Johnson soit un Trump britannique. Ils n’ont pas la même histoire. Johnson a beau être un brexiter, il reste un Européen, par son éducation (il peut réciter l’Iliade en grec ancien, comme il l’a fait sur un plateau de télé) et aussi à travers ses origines familiales. C’est quelqu’un de cultivé, d’intelligent. Il a été président de l’Oxford Union, l’union des étudiants de la plus prestigieuse université britannique et c’est un stratège, un animal politique qui sent le peuple, son peuple. Il est fin, en nuances, même si ses déclarations semblent parfois provocatrices : il faut savoir lire le Boris dans le texte, il y a une grammaire spécifique à apprendre. Il prend des risques mais ça n’est pas un bouffon, même s’il accepte d’apparaître comme tel, en revendiquant presque une dimension théâtrale. Face à Michel Barnier, il a été et sera un négociateur beaucoup plus complexe à gérer que Theresa May. Pour l’heure, Johnson ne veut plus des normes européennes. Il ne veut pas non plus lâcher la City, mais s’il doit lâcher quelque chose, il le fera par pragmatisme. Et il a aussi cette tentation du grand large héritée de l’Empire, le souffle de la mer, un vent dans les voiles…qui parle au cœur des Anglais.
Un grand large qui l’amènerait à jouer un match entre la Manche et l’Atlantique ?
Johnson entend peut-être plutôt faire du Royaume-Uni un Singapour européen. Il a une stratégie qui veut s’inspirer du dumping fiscal irlandais. Johnson me semble prêt à baisser l’impôt sur les sociétés pour l’amener au niveau de celui de l’Irlande. Ce serait une main tendue aux GAFAMs. Mais c’est aussi indirectement une menace pour la défense européenne. Sur le plan stratégique, les armées britanniques et françaises représentent 60% du budget de la défense européenne. Si l’Europe prend le chemin d’une armée plus européenne et que l’industrie de défense française ne continue pas à travailler en profondeur avec les grandes entreprises de défense britanniques, il y aura nécessairement une évolution de la nature de notre relation avec nos voisins d’outre-Manche. C’est un danger, alors que la coopération franco-britannique en matière de défense a fait des progrès spectaculaires ces dix dernières années.
De manière concrète, qu’est-ce que le Brexit va changer dans la vie des entreprises de la région des Hauts-de-France, une des régions les plus directement concernées ?
Les entreprises des Hauts-de-France ne seront pas les plus touchées par le Brexit. Pour elles, il n’y aura pas de changement notable au 1er février. Le Royaume-Uni ne faisait pas partie de l’espace Schengen. Il y a donc déjà une frontière. En revanche, la question de la logistique est très importante pour les Hauts-de-France. Si des problèmes de fluidité venaient à se déclarer, le problème des bouchons pourrait se poser. Mais l’État, sous la houlette du préfet des Hauts-de-France Michel Lalande, a fait un travail considérable pour anticiper les questions douanières et sanitaires. L’objectif est de réduire le nombre de points de passage, de sept aujourd’hui à quatre demain, que ce soit pour les transporteurs routiers comme les touristes. Si l’on investit suffisamment dans la technologie et que l’on renforce les personnels et les infrastructures, alors on pourra maintenir la fluidité des échanges. Il n’y a pas de fluidité sans sécurité et vice versa. Et cela implique aussi que Britanniques et Français travaillent la main dans la main.
Quelles pourraient être les conséquences pour les entreprises britanniques implantées dans les Hauts de France ?
L’incertitude qui a longtemps plané sur un éventuel accord sur le Brexit a eu deux conséquences principales pour les entreprises. Une chute, d’abord, des investissements dans les entreprises au Royaume-Uni. Un attentisme, ensuite, pour s’implanter à l’extérieur du pays. Les entreprises ont attendu de voir ce qui allait se décider.
Depuis le vote d’un accord sur le Brexit, les directions d’entreprises ont fait des choix, et ils sont très favorables à la région des Hauts-de-France. Nord France Invest [une structure qui pilote l’investissement international dans les Hauts-de-France, NDLR] a noté une augmentation des projets d’implantation d’entreprises dans les Hauts-de-France en 2019, et qui va s’intensifier cette année. La dernière enquête du cabinet EY publiée il y a deux semaines (https://www.ey.com/fr/fr/newsroom/news-releases/communique-de-presse-ey-la-france-confirme-sa-position-de-n-1-europ%C3%A9en) montre que la France est le pays européen le plus attractif pour l’investissement industriel, et que les Hauts-de-France sont de loin la première région pour ces investissements.
La France et la région Hauts-de-France en particulier restent un point de passage et une terre industrielle. Mais la région elle-même n’a jamais déclaré vouloir profiter du Brexit. Xavier Bertrand, le président de région, préfère parler de relation gagnant-gagnant. Les partenariats resteront importants, notamment dans le secteur de la recherche.
La France gère aujourd’hui la pression migratoire de ceux qui veulent aller au Royaume-Uni. Avec le Brexit, n’est-ce pas maintenant aux Britanniques que revient cette responsabilité ?
La seule solution est celle des contrôles juxtaposés. J’ai longtemps étudié la question des frontières, je me suis par exemple rendu à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. De plus, la géographie britannique, avec les falaises qui émaillent leurs côtes, interdit l’idée d’un unique contrôle à la sortie. Il faut cependant une collaboration beaucoup plus renforcée entre Border Force, la police et Europol, tout en travaillant d’abord en Afrique et au Moyen-Orient pour lutter contre les réseaux de passeurs. On doit aussi être plus clairs sur la manière dont on gère les besoins et les ressources.
Dans cette mesure, la situation peut-elle changer à Calais ?
Je ne pense pas. Calais restera un point de fixation. Il faut peut-être rediscuter les accords, dont le contenu a évolué depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, et a été revu par Emmanuel Macron. Nous ne sommes pas allés assez loin. Les financements doivent être beaucoup plus clairs. J’ai toujours plaidé pour une brigade franco-britannique sur la Manche, à l’image de la brigade franco-allemande en matière de défense, et le Brexit ne l’interdit pas demain plus qu’hier, pour garantir aussi plus de sécurité à ces hommes et ces femmes qui tentent de traverser la Manche. La « jungle » a été démantelée grâce à l’action conjuguée de Bernard Cazeneuve, Natacha Bouchart et Xavier Bertrand dans les meilleures conditions que l’on pouvait imaginer, mais aujourd’hui, les populations ne sont plus les mêmes à Calais.
Que souhaitez-vous aux Britanniques en ce jour de Brexit ?
Que le lien d’amitié ancien demeure avec les Britanniques, qui resteront nos plus proches voisins. Les Britanniques adorent l’Europe, à leur manière. Même en appartenant à l’Union européenne, ils avaient déjà de toute façon un pied dehors. Aujourd’hui, ils mettent le second pied dehors. Malgré cela, l’idée est de tout faire pour que l’on reste ensemble, et éviter que le Royaume-Uni ne se tourne trop vers l’Amérique ou l’Asie. Le Royaume-Uni reste avant tout un pays de liberté publique proche de nous.
Propos recueillis par Michel Taube