Frédéric Thiriez, avocat et ancien président de la Ligue de football professionnel, a été chargé d’une mission sur la réforme de la haute fonction publique. Il vient de remettre son rapport au Premier ministre. Au micro de France info, il avait souligné que « le système n’était plus adapté à une fonction publique moderne répondant aux besoins de nos concitoyens et des gouvernements » et qu’il fallait notamment introduire dans la formation des hauts fonctionnaires une « discrimination positive » sur le modèle de Science Po à Paris. Au centre du viseur l’ENA qu’Emmanuel Macron souhaite supprimer, sans toutefois se priver d’un outil de formation de la haute fonction publique. Du pur en même temps !
On commence donc par en changer la dénomination : l’École nationale d’administration deviendrait l’École d’administration publique. À mort l’ENA, vive l’EAP ! Après tout, la réforme de la justice a bien supprimé les tribunaux d’instance et de grande instance au profit du tribunal judiciaire. Est-ce cela qui a bouleversé le fonctionnement de la justice ?
Pour entrer à l’EAP (si le rapport n’est pas enterré !), il faudra passer par l’une des vingt classes préparatoires publiques crées sur le modèle des deux qui existent déjà, sachant qu’un « concours spécial » sera réservé aux candidats issus de familles modestes et que dix places sur 130 leur seront réservées. Aujourd’hui, les enfants d’ouvriers ne sont que 6 % des élèves de l’ENA.
Par ailleurs, le rapport Thiriez suggère la suppression du classement de sortie, une idée qui aurait pu recevoir l’onction de Najat Vallaud-Belkacem, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale de François Hollande : plus de note, de classement, plus de bons et de mauvais… À bas la méritocratie !
Enfin, et cela doit être salué, le rapport suggère une entrée plus rapide dans la vie active, non pas dans un grand corps de l’État, mais d’abord dans une administration de terrain, afin de remédier au risque de déconnexion entre ledit terrain et la haute administration.
Pourquoi vouloir saborder l’ENA ?
L’ENA n’est en définitive que l’archétype de la grande école française et le symbole du mécanisme de génération de nos élites. Elles sortent presque toutes de ce moule formé d’une poignée d’établissements prestigieux : l’ENA donc, mais aussi Polytechnique, Ponts et chaussées, HEC ou Normale Sup. Sous cet angle, la volonté d’Emmanuel Macron de renforcer l’accès à la haute fonction publique aux jeunes issus de milieux modestes contribue à y instiller davantage de diversité sociale et ethnique. Il faut saluer cette initiative, à condition qu’elle perpétue la méritocratie dans son acception la plus utile, et qu’elle ne dérive pas vers une discrimination positive qui permettait d’accéder aux grandes écoles, et pire, d’en être diplômé, sans avoir le niveau requis. À moins de tout niveler vers le bas.
Après le bac pour tous, qui ne vaut plus grand-chose et qui est largement responsable de l’étouffement de l’université, du moins en première année, pourquoi pas l’ENA pour tous ?! Daniel Keller, président de l’association des anciens élèves de l’ENA, n’a pas mâché ses mots, toujours au micro de France Info : selon lui, « la discrimination positive, c’est l’égalité au rabais… C’est démagogique, parce qu’on aura toujours besoin d’une école pour former les hauts fonctionnaires… Cultivons notre excellence et faisons de cette haute fonction publique à la française un atout, plutôt que de chercher à la dénigrer en permanence ».
L’ENA n’est pas une aberration qu’il faut dénoncer obstinément. Administrer une grande collectivité ou un service public demande des compétences et une culture générale. L’ENA, généralement précédée de Sciences Po (du moins Sciences Po Paris) a su prodiguer aux futurs cadres supérieurs de nos administrations ce savoir-faire que nous envient encore d’autres pays.
La France a de grands commis de l’Etat et c’est tant mieux, surtout lorsqu’on peut déplorer les dérives, voire les frasques, de certains politiques. Ceci dit, on peut se montrer sceptique sur l’efficacité globale du service public. Rappelons en effet que l’ensemble de la sphère publique absorbe près de 57 % de la richesse nationale, et qu’une partie de cette manne est dilapidée dans le fameux mille-feuilles administratif. L’ENA serait-elle l’école de la bureaucratie ?
Indépendamment du rapport Thiriez, certains reprochent à l’ENA d’unifier et d’uniformiser le mode de pensée des étudiants. Il faudrait vraiment avoir très peu de personnalité pour devenir un robot intellectuel à l’issue de vingt-deux mois de formation. Le problème n’est pas là. D’autres pointent le fait que toutes les grandes écoles sacralisent la réussite individuelle et la carrière. C’est particulièrement fâcheux dans une école qui forme les hauts fonctionnaires, par définition au service de la collectivité. Mais on peut aussi y voir le verre à moitié plein, et considérer que les deux ne sont pas incompatibles.
Un autre grief mériterait d’être mis en exergue : l’ENA verrouillerait le « système » et favoriserait le lobbying. On trouve des énarques non seulement dans les administrations, mais aussi à la tête d’entreprises publiques, ce qui peut se concevoir, malgré les effets pervers que cela peut générer. Un exemple souvent cité est la quasi-sanctification du nucléaire français. On trouve des énarques, parfois de la même promotion que des ministres, au directoire d’EDF et d’autres géants du nucléaire. Ce petit monde se connaît, se côtoie. Mais on trouve aussi des énarques dans les directions d’entreprises privées. Emmanuel Macron, élève de l’ENA lui-même, fut Inspecteur des finances avant de rejoindre une banque d’affaires, dont il devint gérant associé. D’ailleurs, les grandes entreprises apprécient le carnet d’adresses des hauts fonctionnaires, presque tous énarques. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de la puissance des lobbys et d’une certaine forme de copinage parfaitement compréhensible, car humaine, et juridiquement acceptée, car encadrée par la loi.
Nous évoquions le gouvernement. Est-il le sommet de l’administration ? La France n’est pas une administration. « La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires », disait Georges Clemenceau. Diriger un pays, prendre les décisions fondamentales, faire de la politique, est-ce du ressort des « administrateurs » ? Les énarques ne doivent-ils pas se contenter de conseiller les politiques et de mettre en musique leurs décisions ? La question est un peu caricaturale, car il n’y a pas de contradiction entre faire de la politique et connaître les rouages de l’administration. Ceci dit, l’art de gouverner, de donner corps aux idées, de mobiliser un peuple au service d’une vision, tout cela ne s’apprend pas dans une école, aussi nationale et prestigieuse soit-elle… Mais le fait est que depuis Valérie Giscard d’Estaing, nos présidents sont issus de l’ENA, à l’exception de François Mitterrand et de Nicolas Sarkozy. Qui disait qu’il ne faut pas confier le pouvoir à un Inspecteur des finances ?
L’avènement d’Emmanuel Macron et de LREM a fait souffler un vent du renouveau et de diversité à l’Assemblée nationale. Plus de députés issus de l’immigration, plus de femmes, plus de représentants du secteur privé, et donc moins de fonctionnaires. La diversification des élites doit gagner toutes les sphères de la société pour qu’elles puissent se réconcilier avec le peuple. Cette question était au cœur du mouvement des Gilets jaunes et explique en grande partie la difficulté à réformer la France. Elle est donc essentielle. Ce n’est pas en changeant (le nom de) l’ENA que l’objectif sera atteint !
Michel Taube