Edito
13H40 - vendredi 28 février 2020

Le combat des Césars : Les Misérables contre J’accuse. L’édito de Michel Taube

 

Une chose est sûre, le spectacle sera dans la salle ce soir lors de la Cérémonie des Césars et non sur les écrans de cinéma censés être célébrés par cette grande fête du 7ème art : entre le boycott de Roman Polanski (heureusement Brigitte Bardot a tenté de voler à son secours mais l’équipe de son film s’est retiré de la soirée, à la suite, notamment, de propos partisans du ministre de la culture Riester) et la démission collective de l’Académie des Césars (saluons Margaret Menegoz, grande dame du cinéma français, directrice des Films du Losange, qui assure la présidence par intérim de de l’Association pour la promotion du cinéma qui organise la soirée retransmise sur Canal+ depuis le départ contraint d’Alain Terzian). Si Polanski a assuré qu’il ne viendrait pas pour échapper au lynchage de l’opinion, la question reste entière : Terzian, dinosaure de l’industrie du cinéma, sera-t-il, lui, présent ?

Peu importe, au final. L’essentiel n’est-il pas le cinéma ? L’art, le septième devenu le premier ? Or deux films français sortent du lot cette année. Nous avons osé les comparer…

Les Misérables de Ladj Ly et J’accuse de Roman Polanski, deux des films les plus nominés pour les Césars 2020, reprennent avec un siècle de distance entre eux la question de la responsabilité des institutions dans le destin des individus.

Avec l’affaire Dreyfus au tournant du XXème siècle, c’est l’armée qui est en cause et qui ruine la vie d’un homme sur la base d’une accusation fabriquée de toute pièces par antisémitisme.

Dans les émeutes des banlieues, c’est la police qui est mise en scène dans l’un de ses scénarios préférés, si l’on peut dire : la brutalité arbitraire, selon le réalisateur, à l’égard de populations repérées et ciblées de manière qui serait raciste qui enclenche une fois de plus le cercle vicieux de la délinquance et de la répression qui se nourrissent l’une l’autre.

La citation de Victor Hugo qui sert de conclusion au film Les Misérables, est une phrase prononcée dans le roman par un Jean Valjean se cachant sous l’identité du bon maire de Montreuil sur Mer, Monsieur Madeleine : « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs ».

L’auteur de cette phrase, Jean Valjean, savait de quoi il parlait, victime lui aussi de circonstances analogues dont il mit une vie entière à se sortir. La pertinence de la formule est aujourd’hui assez reconnue. Le président Macron lui-même, « bouleversé par la grande justesse du film » selon ses dires, a aussitôt recommandé à son gouvernement de trouver rapidement des idées pour améliorer les conditions de vie dans les « quartiers ». « Vaste programme » comme aurait dit le général de Gaulle. Mais tout le monde est d’accord : ce sont les conditions qui font problèmes. Et sur cette question, ces deux films se distinguent, outre leur grande valeur cinématographique, par la complexité de leur propos c’est-à-dire par un salutaire refus du simplisme.

Dans le premier, qui tire son titre de l’extraordinaire pamphlet de Zola qui fit de cette cause une affaire nationale qui devait marquer la France en profondeur jusqu’à aujourd’hui, on voit le protagoniste principal du film, le lieutenant-colonel Picquart, joué par le grand Jean Dujardin partageant largement les préjugés antisémites de son milieu et de son temps, saisi malgré lui par la logique d’une enquête que les faits lui imposent, œuvrer jusqu’au sacrifice de sa carrière et de sa vie, à la réhabilitation de l’innocent condamné, sans que jamais, finalement cette tâche que le devoir lui commande ne modifie en rien ses préjugés initiaux. Simplement le fait de ne pas aimer les juifs ne l’entrainera jamais à se conduire avec eux de manière discriminante, comme il l’affirme explicitement lui-même. Grâce à lui, l’affaire Dreyfus éclate et au bout de six ans Dreyfus est acquitté et réhabilité. À travers le destin de cet homme, qui est au fond le sujet réel du film, on peut lire une interprétation très intéressante de la situation française face à l’antisémitisme : atteinte comme les autres nations d’Europe par cette infection idéologique, et ayant d’ailleurs largement participé à sa constitution théorique, elle n’a cessé néanmoins de se battre avec elle, soutenue par des institutions qui ont permis, sauf durant la période de Vichy, de l’endiguer. Finalement le droit, l’Etat de droit français, l’a emporté en 1906 avec la réhabilitation de Dreyfus et en 1944, non sans laisser derrière lui le sillage de millions de morts. Le droit, soutenu par la victoire militaire des alliés, donc par la force.

Dans Les Misérables, remarquable portrait de la vie quotidienne dans ces banlieues trop homogénéisées par des décennies de politiques de relégation économique, on voit une équipe de policiers de proximité sillonner les allées des grands ensemble en nouant avec les habitants, ou plus précisément, nuance importante, avec les enfants de ces habitants, avec la jeunesse, une relation de provocation bourrue dérivant aisément vers l’agressivité systématique et gratuite, jusqu’à la « bavure » : un tir de flashball sur un enfant, de la part d’un des flics au départ le moins agressif, le plus modéré.

Leur discours se veut réaliste (c’est ainsi qu’il faut leur parler, c’est ainsi qu’on garde le contact), leur pratique, tout autre, provocatrice et vulnérable à la fois, peut à tout instant déraper, et le discours de la commissaire qui les commande, au début du film (étonnante intervention de Jeanne Balibar !), énonce clairement le risque de la conduite inappropriée dont elle ne veut pas récolter les retombées : injonction négative qui vaut dénégation ! Autour : les multiples sphères communautaires organisées par des « maires » officieux et des « directeurs de conscience » auto-proclamés, qui cohabitent en se surveillant. Les trois compères de la BAC se répartissent les rôles, le méchant, cowboy arrogant, le bon, un gars du cru qui connaît les jeunes de l’intérieur et tente sans cesse de calmer le jeu jusqu’à qu’il apparaisse comme le fusible qui « pète un câble », et le nouvel arrivant, qui joue le rôle du Persan, l’observateur-révélateur. Au fond, tous sont de braves types qu’on voit, après l’action périlleuse dans laquelle ils ont réussi, semble-t-il, à sauver les meubles d’une affaire très mal engagée, rentrer chez eux et retrouver mère, femmes et enfants ou fils au téléphone : moment d’émotion, de détente, de larmes…

On pense que c’est la fin du film, on s’apprête à se lever de notre confortable fauteuil rouge de cinéma. Mais non, c’est là l’une des forces du film de Ladj Ly, tout repart pour une longue séquence d’une extrême violence au cours de laquelle tous les problèmes jusque-là vaguement évoqués et enterrés éclatent au regard du spectateur. Ici aussi c’est la guerre, la force qui fait retour : les jeunes, les enfants se sont organisés, revêtus d’une sorte d’uniforme noir dont le héros, le chef se distingue par son costume clair et son visage défiguré, vivante incarnation d’une exigence de justice ambigüe, car elle émane d’un voleur.

Certes ce n’est pas un voleur de pain, comme Jean Valjean, et son vol d’un lionceau dans un cirque ressemble plus à une provocation gratuite, mais la scène où il commande de la nourriture à un vendeur ambulant pour lui-même et toute sa bande et où il se fait éconduire parce qu’il ne peut pas la payer nous renvoie bien à ces scènes qui ont été à l’origine de la volonté d’Hugo d’écrire son célèbre roman.

La force du film est aussi de ne pas conclure, car on ne saura pas si le cocktail Molotov va anéantir les trois flics ou si le novice va tuer l’enfant. C’est au font la question de la place des enfants, métaphores des nouveaux arrivants dans la société, qui héritent d’une situation impossible dont ils ne sont pas responsables, dans la politique, qui est posée. Par là la question est à nouveau posée de la responsabilité des institutions et de leur capacité à faire barrage à l’horreur : le cinéaste laisse la fable ouverte, sans réponse.

On ne sait comment se passera la cérémonie des Césars, quel sera son verdict, mais c’est dans les deux cas à la même question qu’elle sera confrontée : comment faire pour que les institutions ne se laissent pas contaminer par ce qu’elles sont censées combattre, et comment l’art (ces deux films portent des titres qui sont des titres d’œuvres littéraires) peut y contribuer. Polanski, personnage éminemment complexe lui aussi, ne sera pas présent, mais ce n’est pas nécessaire puisqu’il se cache dans l’une des scènes de son film, comme le faisait Hitchcock : la scène du concert, au centre au fond, à peine visible mais tout chamarré d’or.

 

Michel Taube et Maïa Minnaert

 

 

 

 

 

 

 

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