Il y a eu La Terre vue du ciel, il y a eu Home. Vint Human et aujourd’hui Woma/en… Ou quand les femmes prennent la parole, telles un ouragan, tous sont dépassés.
Woman, le second documentaire de Yan Arthus-Bertrand et Anastasia Mikova, est sorti dans les salles mercredi dernier en vue de la Journée mondiale des femmes de ce dimanche. Netflix n’en a pas voulu, mais il sort dans 25 pays quand même : une victoire !
Une impressionnante galerie de portraits défile devant nos yeux, d’une variété et d’une intensité exceptionnelle : ce ne sont plus à travers les récits des mille et une nuits de Schéhérazade que les femmes sont amenées aujourd’hui à faire valoir leur présence mais à travers les mille et une expériences, de la plus tendre à la plus cruelle, que leur imposent leur condition, leur sexe, leur genre. Vécus par ces femmes de tous les âges, de tous les continents, de toutes les sociétés, ces moments de vie sont à la fois toujours singuliers et toujours convergents : vertigineuse dialectique du multiple et de l’un qui laisse entendre que par-delà la diversité des langues et des cultures, elles peuvent toutes se comprendre, car elles affrontent toute la même situation : l’être-femme aujourd’hui.
C’est donc la première surprise qui nous attend : le titre est au singulier, alors que le film, lui, est en quelque sorte, au pluriel. Le titre n’est pas The Woman, la femme éternelle, ni Women, Femmes, être femmes, aujourd’hui, dans leur infinie diversité…. Mais comme on le voit dans la bande annonce et à l’écran dès le début, c’est en même temps Woma/en, le a et le e superposés, Femme(s) : toutes diverses, mais toutes femme que défend le film. Ce jeu subtil sur le singulier et le pluriel, est sans doute une des clefs du film.
En tout cas, esthétiquement et techniquement, on retrouve la signature du photographe mondialement connu dans presque toutes les scènes. L’image est somptueuse, associant une simplicité de moyens (le même dispositif minimaliste répété dans tous les pays : une chaise, un drap noir en guise de fond, une caméra placée à 2,6 mètres de la personne qui parle ou regarde, face caméra) et une qualité de matière, de grain, de couleur qui nous situe d’emblée au cœur de la relation.
Le projet de départ est d’inviter toutes ces femmes à raconter une expérience afin d’y trouver pour elles-mêmes et pour toutes celles qui verront le film un point d’appui, une force pour changer sa vie. En d’autres termes, pour une fois, ces femmes ne « prêtent » pas leur image au photographe, mais c’est lui qui prête sa caméra à ces femmes pour qu’elles y fassent entendre leur voix, leurs expériences, leur vérité. Les thèmes abordés par ces femmes, toutes anonymes, laissaient attendre ce renversement : le corps, l’orgasme, la vieillesse, l’adolescence, la maladie, la sexualité, la maternité, l’avortement, le travail, les hommes, la violence, le viol, l’excision, l’esclavage, le vitriol…
Mais la réalisation du film s’avère plus compliquée. Entre l’esthétique du cliché et la dureté qu’exposent ces femmes, un décalage est flagrant, voire parfois gênant. La première scène est là pour donner le ton : tel un extrait du documentaire, un premier témoignage inaugural avant même le titre du film sur fond noir comme ils se succèderont durant une heure quarante-huit minutes, chacun n’excédant pas quelques minutes.
Puis vient une danseuse nageant dans une eau turquoise, accompagnant une petite baleine. Pour seul costume : un string ficelle. Le message ne parvient pas à être aussi limpide que l’eau dans laquelle nous sommes immédiatement plongé si ce n’est « ton espace naturel est celui de la … mère ». Puis les témoignages, commençant par une Française annonçant la difficulté pour une femme de « penser à tout », « comme de penser à s’épiler avant un rancard, de se laver les cheveux, de rentrer chez elle se maquiller, etc. » : est-ce vraiment là que se joue la différence insupportable entre les sexes ? Mais doucement le poids des mots grossit, et les témoignages, donnés par ces femmes du monde entier, s’enchaînent sous forme de chapitres de plus en plus éprouvants. Les femmes violées ; les mères ; les femmes battues ; les femmes vendues ; les épouses ; les orgasmes ; les avortements ; les femmes excisées ; mariées de force…
Très vite un tableau de « la fille de », « l’épouse de » et « la mère de », est tracé par la réalisatrice qui, maître(sse) de la caméra, ne semble pas laisser ces femmes échapper à la maîtrise étant données les cases dans lesquelles elle les range. Et de fait, (seules) trois lesbiennes (dont une pasteure), une transsexuelle et une femme voilée témoignent.
Pour le reste des deux mille femmes témoignant, ou en tout cas de la cinquantaine retenue au montage, elles se présentent toutes en fonction de la place qu’occupent dans leur vie les hommes et les enfants qui en font partie. À intervalle régulier, les témoignages s’interrompent pour laisser place à des plans fixes et muets, en extérieur, où l’on voit des femmes, souvent avec leurs familles, poser face à la caméra alors que le monde autour d’elles continue de bouger. Une forme de mélancolie se dégage de ces arrêts sur image de vie. Il en va de même avec les images des femmes qui se dénudent brièvement, sur fond gris, montrant leurs corps tel qu’il est vraiment, âgé, ou portant les traces de la maladie, de l’amputation du cancer opéré.
On ne peut que faire le rapprochement avec la publicité Dove d’il y a une dizaine d’année qui avait fait la même chose, bien que visuellement plus présentable (et avec des culottes bien sûr !). Les portraits de femmes qui ont subi une agression de la part des hommes (viol, vitriol qui défigure, réduction à l’esclavage, au statut de marchandise, etc.) conservent un statut de victime qui contraste avec ce que le photographe indien Achinto Bhadra avait réussi à faire, leur donnant la possibilité de se mettre en scène elle-mêmes comme des combattantes.
Mais de lutte, de revendication, de désir de justice, même si Yann Arthus Bertrand déclare que son œuvre est « un film féministe sur les injustices », il n’est finalement pas question. De « respect », oui, mais de manière générale et abstraite, qui ne tient pas compte de la violence institutionnelle et entretenue qui aboutit à ces drames bien concrets.
Telle est peut-être l’ambigüité fondamentale du film : rester dans un discours évangélique qui avance par-dessus tout la nécessité de l’amour, même si parvenir à dépasser la honte et à parler à visage découvert est déjà un magnifique pas en avant.
Et d’ailleurs la force de certaines images est telle qu’on a l’impression d’une oscillation constante entre une morale naïve et un dispositif subversif : l’auteur est à plusieurs reprises dépassé par ses propres images dont ces femmes qui parlent s’emparent. Le peintre Otto Wols a dit : « Pour savoir voir, il ne faut rien savoir sauf savoir voir ». Yan Arthus-Bertrand, c’est indéniable, sait voir, mais parfois, il ne sait pas qu’il le sait, et il délivre un message qui retombe en deçà de son propre travail. En est témoin la séquence finale, qui accompagne le générique et qui montre à nouveau des danseuses, mais cette fois, à l’horizontale, qui semblent faire du trampoline contre les vitres d’un immeuble. On découvre assez vite qu’elles sont accrochées à une corde, et qu’elles évoluent le long d’une façade verticale.
Alors comment ne pas entendre : « Ta vie ne tient qu’à un fil, celui par lequel la puissance verticale te tient. Danse, saute, vrille tant que tu veux, tant que tu me restes enchaînée ».
Maïa Minnaert et Michel Taube