« La vie est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un enfant » Citation apocryphe
8 septembre 2020
Hier au soir maman est morte. Papa l’a tuée. Quelqu’un a prévenu la police ou les secours, je ne sais pas. On a sonné à la porte. Papa était prostré sur un fauteuil. Je suis allé ouvrir. Six personnes sont entrées dans l’appartement dont deux portaient une civière. Toutes étaient vêtues de combinaisons jaunes et des masques dissimulaient leur visage. Deux d’entre elles se sont agenouillées près du corps de maman et l’ont examiné puis disposé sur la civière. Les autres ont passé les menottes à papa. Une femme masquée que j’ai reconnue à sa voix m’a dit avec beaucoup de gentillesse « ça va aller, quelqu’un va venir te chercher ». Je n’ai pas compris pourquoi elle m’a dit « ça va aller ». Qu’est-ce qui va aller ? Je suis resté seul à la maison. J’avais un peu faim. J’ai mangé une plaque de chocolat au lait. Je me suis étendu sur le lit de la chambre et j’ai pleuré. Ce n’est pas la première fois que papa battait maman mais hier soir, il a hurlé plus fort que d’habitude. Depuis que nous sommes enfermés dans notre appartement, les adultes disent confinés, les disputes entre mes parents sont devenues plus courantes sans que j’en comprenne les raisons. C’est surtout papa qui crie après maman. Hier au soir, il lui a donné un coup de poing au visage et en tombant, sa tête a heurté la table basse du salon. Elle a perdu connaissance et ne s’est pas réveillée. Papa pleurait lorsque la police l’a emmené. J’étais triste car j’aime mon papa. J’ai attendu que quelqu’un vienne me chercher mais je me suis endormi. Dans la nuit j’ai fait un drôle de rêve. Il n’y avait plus d’adultes dans le monde mais rien que des enfants joyeux. Ce monde ressemblait au pays des jouets dans Pinocchio que maman me lisait avant que je m’endorme. Comme dans le livre, les plus vieux devaient avoir quatorze ans et les plus jeunes huit ans. J’étais heureux d’être parmi eux. On riait, on jouait et l’on criait « on ne veut plus de parents ». Dans mon rêve j’étais triste car je ne voulais pas perdre mes parents mais bien vite mes compagnons de jeux m’entrainaient avec eux et l’on mangeait des tas de bonbons et du chocolat. Cela ne cessait jamais et l’on ne voyait pas le temps passer. En me réveillant ce matin, j’ai eu peur d’avoir des oreilles d’âne comme dans le livre et la première chose que je fis fut de tâter ma tête. J’avais toujours mes oreilles de petit garçon. J’avais faim. Il ne restait dans le réfrigérateur qu’une bouteille de lait à moitié vide et dans le placard un paquet de corn-flakes. J’ai versé le lait et les céréales dans un bol et je suis retourné dans ma chambre. Pourquoi personne n’est venu me chercher ? J’aurais aimé que la fée bleue de Pinocchio soit près de moi. Je n’avais pas envie de me laver et je suis resté en pyjama dans mon lit. En fin de matinée, j’ai recommencé à avoir faim. C’est curieux cette impression qui revient tout le temps. Pourquoi faut-il avoir faim ? Il n’y avait que quelques boîtes de conserve dans le placard (du thon et des sardines) et des paquets de pâtes et de riz. Ça ne me disait rien. Il y a un centre commercial pas loin de la maison. J’ai enfilé un pantalon tout en gardant mon haut de pyjama, me suis brossé les dents et je suis sorti. J’ai mis sur mon visage un masque trouvé dans l’armoire à pharmacie comme le faisaient papa et maman lorsqu’ils quittaient l’appartement. Il avait une odeur de moisie. Je l’ai enlevé et l’air m’a paru plus pur que d’habitude. Il y avait beaucoup d’oiseaux dans les arbres. Les rues étaient désertes. J’ai rencontré un autre garçon de mon âge qui m’a salué, m’a demandé mon nom et où j’allais.
-Je m’appelle Paul et je me vais au supermarché.
-Moi c’est Hector… je peux t’accompagner ?
-Tu n’as plus tes parents ?
– Je crois qu’ils sont morts tous les deux.
-Ton papa a tué ta maman ?
-Je ne crois pas. On dit que beaucoup d’adultes sont morts du virus et qu’il ne toucherait pas les enfants.
Le centre commercial était désert. Toutes les boutiques étaient fermées et beaucoup de vitrines étaient brisées. Le centre commercial n’était plus entretenu depuis des semaines et la poussière recouvrait le sol de marbre du mail. Dans les boutiques aux devantures défoncées, il y avait des jeunes, les bras chargés de vêtements, de téléphones portables, de mannequins de plastique et de plein d’autres choses.
-Ils viennent des banlieues m’a dit Hector !
Nous nous sommes demandé si on ne pourrait pas prendre nous aussi deux mannequins, une femme et un homme et quelques vêtements pour les habiller. Cela nous donnerait l’impression de vivre avec nos parents. Le supermarché désert était ouvert. La plupart des rayons étaient presque vides mais nous avons trouvé quelques plaques de chocolat, des bonbons, du saucisson et des produits de beauté. Les pillards ne faisaient pas attention à nous. Nous avons aussi pris un mannequin féminin désarticulé. Ce sera notre fée bleue ai-je dit à Hector. Qui, m’a-t-il demandé ? Il n’avait pas lu Pinocchio. Nous avons mis le chocolat, les bonbons, le saucisson, les produits de beauté dont du rouge à lèvres et le mannequin dans un charriot et sommes retournés à la maison.
Dans le salon j’ai allumé la télévision. Il y avait encore sur la table basse une trace de sang. Celui de maman. J’ai zappé de chaîne en chaîne. Rien si ce n’est de la neige sur l’écran. J’ai glissé un CD dans le lecteur et nous avons regardé un dessin animé en mangeant du chocolat et des bonbons puis nous avons joué à Call of Duty. Nous avancions dans une ville en ruine et tuions plein de gens.
En début d’après-midi j’ai lu à Hector l’épisode du pays de cocagne de Pinocchio, sans lui dire qu’à la fin les enfants se transformaient en ânes. Tout en m’écoutant, Hector essayait de réparer le mannequin désarticulé. Il a coloré sa bouche et sa poitrine avec un bâton de rouge à lèvres. Nous avons bien ri. Dans l’après-midi nous sommes allés frapper à la porte des autres appartements de l’immeuble. Personne ne nous a répondu. Nous avons collé l’oreille aux portes. Dans certains il y avait du bruit. Les gens avaient peut-être peur.
Lorsque nous sommes revenus chez moi j’ai dit à Hector que j’avais quelque chose de secret à lui montrer. Dans la chambre de mes parents, j’ai ouvert le placard où se trouvait un coffre. J’en connaissais le code. Mon père l’avait écrit sur un papier qu’il avait laissé traîner. C’était sa date de naissance : 181072. J’ai ouvert le coffre et j’en ai sorti un pistolet et des cartouches.
-Tu sais comment ça fonctionne m’a demandé Hector ?
-Oui, j’ai vu mon père le nettoyer.
Nous sommes retournés dans le salon et sur la table basse, je lui ai montré comment déverrouiller la sûreté, faire sortir le chargeur de la crosse, y glisser des cartouches, le replacer dans la crosse.
-Tu veux essayer lui ai-je demandé?
-Oui.
Il a manipulé l’arme comme je l’avais fait.
-Tu veux tirer ?
-Oui.
Nous sommes sortis sur le balcon. Il y avait des pies qui jacassaient dans l’herbe. Nous avons tiré dessus sans les atteindre.
-Tu sais m’a-t-il dit, demain nous pourrions aller chasser dans la forêt.
-Bonne idée lui ai-je dit !
Il commençait à se faire tard.
-J’ai faim m’a dit Hector !
Pendant qu’il jouait à Call of Duty, je suis allé dans la cuisine et j’ai ouvert une boîte de sardines. On les mangera en plat principal, les bonbons en dessert et on boira le whisky qui reste dans le bar.
Hector n’avait pas envie de retourner chez lui. Nous sommes allés chercher un lit d’appoint dans la cave. Les lits n’ont servi à rien car nous nous sommes endormis devant le jeu vidéo dans le canapé du salon. Dans la nuit j’ai encore rêvé à Pinocchio mais cette fois à la fée bleue. Elle avait le visage de ma maman et elle me disait : « ça va aller ».
Encélade
Rendez-vous mardi 31 mars pour le feuilleton 2 de « Coronafiction »