La crise inédite que nous traversons ne fait que s’ajouter aux menaces multiples qui existaient avant elle : réchauffement climatique, pollutions, tensions sociales, inégalités, terrorisme… Face à elles, plusieurs attitudes sont possibles. On peut désigner et condamner des coupables, cultiver les polémiques. Ce serait perdre son temps, et toute chance de résoudre les problèmes. On peut ajouter sa voix à celle des déclinistes ou des « collapsologues » et se replier sur soi et sa sphère familiale, amicale ou communautaire, en attendant la fin du monde. Ce serait la meilleure façon de la faire advenir.
On peut aussi tenter de comprendre, réfléchir et saisir la formidable opportunité que cette situation nous offre pour transformer le monde et chercher ensemble des solutions pour relever en même temps tous ces défis. Cette attitude me paraît infiniment préférable. D’autant qu’elle est à la fois nécessaire et possible. Jamais en effet le contexte n’a été aussi favorable à un changement total, voire brutal des « règles du jeu », explicites ou implicites, qui gouvernent le monde et le mettent en danger depuis des décennies. Il faut en profiter.
Le système en place a progressivement dérivé…
Ces règles sont le plus souvent dictée par le système économique dominant. Il est qualifié selon les cas de capitaliste, libéral, ultralibéral ou néolibéral, ces différents termes mal définis induisant une grande confusion. Avant de le critiquer, il faut d’abord reconnaître ses mérites. Il a permis pendant des décennies des progrès réels et mesurables en termes de développement et de création de richesses, partout où il a été appliqué. Il a fait régresser la pauvreté, amélioré l’alimentation et la santé, rapproché les humains et les cultures, permis l’émergence économique de nombreux pays. Qu’il en soit remercié.
Mais ce système a montré aussi de nombreuses faiblesses, engendré des excès et des dérives. Il a encouragé la surconsommation et la surexploitation des ressources naturelles. Ses acteurs internationaux ont largement pratiqué l’« optimisation fiscale », privant ainsi les pays dans lesquels ils opèrent de moyens financiers considérables. Ils ont délocalisé, robotisé et supprimé de nombreux emplois. Surtout, ils ont accru les inégalités (de revenu, de patrimoine, de chances…) en consacrant une part croissante de leurs profits à leurs dirigeants et à leurs actionnaires, au détriment de leurs salariés. Jusqu’à l’indécence. La fameuse « main invisible » censée réguler les « marchés » ne permet donc pas (ou plus) de le faire au bénéfice de tous.
Le système en place est aujourd’hui à bout de souffle. Mais il ne faudra pas compter sur lui pour qu’il se réforme de l’intérieur de façon satisfaisante. Même s’il assumait avec plus de détermination et d’efficacité sa « responsabilité sociale et environnementale ». Une adaptation spontanée impliquerait en effet qu’il renie ses propres fondements, sa culture du profit, ses habitudes de fonctionnement, et surtout son amoralité. Ne pouvant pas se réformer, il devra être remplacé.
Les alternatives proposées sont erronées ou insuffisantes
Pour remplacer le capitalisme, de nombreuses alternatives sont proposées. Certaines constituent des pistesillusoires, comme la fermeture des frontières, le repli identitaire, la démocratie « parfaite » ou la « table rase ». La plupart sont des solutions partielles, du fait de leur spécialisation autour d’un objectif central et souvent unique, qui fait parfois figure d’obsession : respect de l’environnement pour les écologistes ; « risque zéro » pour les « précautionnistes » ; baisse de la consommation pour les « décroissants » ; anticapitalisme pour certaines ONG ; maîtrise totale de la nature, y compris humaine, pour les transhumanistes…
On retrouve par construction ce « biais de spécialité » dans les propositions émanant des partis politiques : principe central de liberté pour la droite modérée ; objectif essentiel d’égalité pour la gauche « traditionnelle » ; acharnement contre l’immigration pour l’extrême droite ; transfert sans réserve du pouvoir au peuple pour les communistes ; « Grand Soir » vengeur pour les révolutionnaires anarchistes et autres « mécontemporains…
Le système a priori le plus prometteur est celui du développement durable, rebaptisé croissance verte. Mais il repose aussi largement sur des objectifs spécialisés, en l’occurrence écologiques. Il exprime davantage une volonté (louable) qu’une méthode (pratique). Son récent avatar, le New deal Vert, ne manque pas d’intérêt, mais il se focalise sur l’élimination de la « bulle carbone » et se montre très discret sur la prise en compte des questions sociales.
Le système à inventer ne devra pas se priver, bien sûr, de puiser dans ces différentes alternatives ce qu’elles ont d’utile. Il devra le faire à l’aune de valeurs essentielles comme l’humanisme, la responsabilité, la solidarité et la possibilité de participation citoyenne. Mais il devra aller plus loin et proposer une solution globale et applicable.
L’occasion est unique pour concevoir et mettre en œuvre une utopie
Le temps est venu de réagir aux menaces de l’à venir, en les considérant toutes à la fois, d’autant qu’elles sont souvent corrélées. L’opportunité nous est offerte de concevoir et de mettre en œuvre une véritable « utopie », au sens étymologique : « une chose qui n’existe en aucun lieu ». Elle ne devra pas être prise dans sa version négative, cynique, démobilisatrice et bien française : « un projet dont la réalisation est impossible » (dictionnaire Larousse). Elle devra au contraire se référer à celle, positive et stimulante de « construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal. ». L’idéalisme devra être en effet notre seule idéologie.
Tout au long de son histoire, l’Humanité a réalisé de nombreuses utopies comme le feu, le langage, la roue, la démocratie, les vaccins, l’automobile, l’avion, l’ordinateur ou Internet. Qui aurait jugé possibles ces ruptures avant qu’elles soient réalisées ? Il ne tient qu’à nous de poursuivre l’histoire et de rendre le monde meilleur.