Pas facile de jongler entre la santé publique, la nécessaire protection des personnes dans une époque qui s’évertue à prévenir tous les risques qui peuvent affecter la vie et la nécessité de protéger au mieux nos économies, qui forcément seront extrêmement affectées par cette pandémie. Alors qu’on travaille partout dans le monde sur un remède ou un vaccin pour endiguer le Covid-19, il n’y aura pas de vaccin universel pour sauver nos économies et on peut se demander ce qui fera le plus de morts : le Covid ou les catastrophes économiques à venir si les pays (au moins européens) ne trouvent pas la force et la sagesse de réagir ensemble, fortement et solidairement. Une chose est certaine, récession va avec régression, régression de tout. Et les risques d’embrasement seront alors réels et multiples, dans un monde où l’idée démocratique est en fort recul (« Les origines du populisme », collectif, Le Seuil, août 2019).
J’ai écouté avec attention, j’ai dressé l’oreille. Ils n’auraient pas dû faire ci, pas faire comme cela ; c’est pas la bonne méthode, c’est un complot des laboratoires capitalistes, et blabla et blabla … On n’avait pas assez de masques, c’est vrai ; pas de tests permettant un dépistage massif, vrai aussi. Il y a peut-être eu des erreurs, des lenteurs, des fautes d’appréciation, mais ce n’est pas facile de tout faire tout juste dans de telles circonstances (Si quelqu’un sait vraiment faire, faut qu’il se porte candidat au plus vite). Et aussi des situations héritées du passé pas faciles à régler d’un coup de baguette magique. Souvenons-nous tout de même des violentes critiques à l’égard de Roselyne Bachelot qui avait eu tellement tort de stocker tant de masques et de vaccins… jusqu’à l’accuser d’être à la solde des laboratoires. La mandature suivante avait alors décidé de diminuer drastiquement les stocks.
On ne remet pas sur les rails en quelques semaines une politique de santé publique malmenée depuis des dizaines années au nom du profit et de la gestion comptable. C’est toujours simple à posteriori de dire ce qu’il fallait faire ou ne pas faire.
Les critiques systématiques qui sont désormais notre lot quotidien sur tous les sujets, déconstruisent la société et laissent l’impression que « tous nuls ou tous pourris ». C’est grave, déstructurant. Cela favorise les élucubrations les plus farfelues et les théories complotistes et prépare forcément des jours sombres, quand on ne peut plus croire en rien ni en personne.
En ce qui me concerne, je vois nos gouvernants vieillir à toute vitesse et je voudrais, même si je ne suis pas toujours d’accord avec leurs actes et prises de position, les remercier de sacrifier leurs journées, leur vie de famille, leur confort personnel, pour faire encore ce job tellement exposé et servir l’intérêt général : malgré les tombereaux de critiques, quoi qu’ils fassent… ou ne fassent pas ; malgré les intérêts contradictoires qui bien souvent paralysent toute action logique et laissent cette impression qu’il est si difficile d’agir, que l’on a peu d’emprise sur le mouvement et le réel. Certains diront qu’on ne va pas les plaindre, qu’ils sont grisés au pouvoir, à l’argent. Un peu court. Je ne partage pas cet avis.
Peut-on imaginer que les gouvernants des pays qui confinent leur population, la France, l’Espagne, l’Italie, les Etats-Unis, etc. se sont tous donnés le mot pour nuire à leurs peuples et ravager leur économie de gaieté de cœur ? Est-on bien certain que laisser tout le monde dehors aurait été la bonne solution ? Quelles que soient les conséquences ? Surtout quand on ne les connaît pas.
Pour ma part je ne suis pas assez qualifié pour émettre des avis tranchés. Même les spécialistes de la santé ont du mal à trouver un consensus sur la façon dont doit être gérée cette crise. Je ne suis pas plus malin que les autres et je ne tire pas d’avis définitif de ce que je lis sur internet. Je ne suis pas devenu grâce à Internet professeur en médecine, philosophe, économiste, scientifique, architecte etc.. Par contre, je sais que mes amis qui travaillent à l’hôpital ou en cliniques me disent avoir été submergés par les personnes qui arrivent dans un état critique. Et que l’on ne pourrait traiter tout le monde si ça s’aggravait, qu’il faudrait faire des choix. C ’est vrai que 200.000 morts sur 60 millions de personnes, c’est peu… Tant que cela touche les autres. Imaginez que votre fils arrive en réanimation et que le personnel ne veuille pas s’en occuper parce qu’ils n’ont pas de masques, de blouses, pas de place, pas assez de lits, etc. pour se protéger eux-mêmes…
Malgré tout, si on ne refait pas le passé, il faut se projeter dans le futur, immédiat et à moyen terme car on ne peut garder très longtemps les populations enfermées, elles sortiront d’elles-mêmes. Les ravages économiques créent d’autres pandémies, extrêmement dangereuses.
Cette séquence qui rappelle à l’homme sa « petitesse » pourrait nous donner l’occasion de changer la donne dans plein de domaines, de recréer du liant en admettant que tout le monde est dans le même bateau, c’est une évidence, en essayant de traiter les sujets plutôt que de les laisser dériver jusqu’au jour où « trop tard » ou » on ne peut plus faire autrement » au pied de murs si hauts qu’ils se perdent dans les nuages. On pourrait, pour une fois, rendre hommage au travail effectué par nos politiques dans des conditions éprouvantes où le monde peut vaciller. On nous dit qu’il faut être solidaires. Alors pourquoi pas des hommes politiques pour une fois ? L’Angleterre et l’Allemagne, qui n’ont pas du tout la même politique vis-à-vis du Covid-19, voient leurs peuples bien moins critiques que les francais vis à vis de leurs gouvernants. Ne serait-ce pour ne pas en rajouter, ne pas faire perdre l’équilibre à la bouteille démocratique qui est déjà au bout de la table et menace de se fracasser par terre au moindre tremblement. Alors, mesdames, messieurs, merci de vous occuper encore de nous. Vous pourriez avoir raccroché les gants et que chacun se débrouille dans une société livrée à Mad Max ou aux extrêmes.Car nos sociétés destructurées, où le lien social se délite, peuvent sombrer dans cette sorte de chaos (« les lettres béninoises » de Nicolas Baverez).
Depuis 1989, le monde s’est orienté vers un ultra libéralisme débridé, la partie étant jouée contre le communisme et les idéaux de partage. Une partie faussement gagnée et c’est peut-être cette séquence-là qui est en train de se terminer. Dans mon métier, on a l’habitude d’entendre très souvent : « il y a de l’argent partout, c’est pas un problème ». Mais où est-il alors ? Dans le budget de la recherche ? Non. Dans le budget de la santé ? Non. Etc… Et si cet argent n’était que virtuel ? Comment est-il possible qu’il y ait autant d’argent et que la croissance de nos économies soit si faible, qu’on en soit là ?
N’est-il pas temps d’accorder l’intérêt et les financements nécessaires pour notre système de santé ? N’est-il pas temps de repenser nos politiques industrielles ? De considérer qu’un grand pays se doit de produire ses biens, au moins en ce qui concerne la santé, l’alimentation et tous les biens de première nécessité, et ne pas être dépendants d’autres régions du monde travaillant à bas prix ? Concernant l’environnement, agir et ne plus simplement dire. Nous sommes à combien de COP déjà ? 24 ? Autant de COP pour si peu ? N’est-ce pas la dernière alerte pour nous remettre la tête à l’endroit alors que notre monde peut donner l’impression d’être un poulet sans tête qui court partout et peut-être à sa perte ? N’est-ce pas un bien pour un mal d’être contraint à repenser juste ? La dernière alerte ?
Il faut repenser nos modèles, le consumérisme effréné ne va nulle part. « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » (Frantz Fanon). Nous sommes certainement à un moment charnière. Nous avons hélas bien vu les mêmes excès se remettre en place après la crise de 2008, clivant les populations entre les winners et les loosers, attisant les braises de l’individualisme sans autre vision que le profit à court terme. A ce rythme il est pourtant évident que « les loosers » s’en prendront tôt ou tard aux « winners » si ces derniers n’ont pas la lucidité de rééquilibrer un peu les choses et de dessiner un avenir possible pour tous. Les gilets jaunes ont été un premier coup de semonce et il faut essayer de réconcilier les deux bouts de nos sociétés.
Le coronavirus n’est pas une guerre militaire mais ouvre le même gouffre, comme une alerte pour que nos générations gagnent en maturité et évitent le pire. Comme peut-être une invitation inespérée à repenser convenablement à reconstruire, sans guerre pour une fois. C’est au pied du mur que l’on voit le mieux le mur… et le maçon. L’histoire jugera.
Car c’est effectivement un secret de Polichinelle de considérer que nous nous ne relèverons pas après deux mois de confinement comme si rien n’avait eu lieu, reprenant nos habitudes d’avant. Économiquement, cela peut être terrible et c’est un enjeu de sécurité publique.
Il faut faire que l’Europe soit une Europe de combat pour réenchanter l’avenir et non un truc perçu comme « un machin ». C’est le moment de voir la noble idée de l’Europe s’affirmer haut et fort !
De se souvenir « de ceux et celles qui, plongés dans l’Histoire, ont prononcé ce mot « Europe », avec ardeur » (Laurent Gaudé, Nous l’Europe).
D’élever le débat au-dessus des intérêts partisans de court terme pour redonner à l’Europe sa dimension voulue par nos ainés pour nous éloigner des guerres et favoriser la coopération entre les peuples. Nous pouvons sortir de cette épreuve avec une Europe plus forte et plus juste. Notre génération a une responsabilité historique dans cette épreuve dont on ne connaît pas encore les conséquences sur nos vies, sur les équilibres géopolitiques. Peut-être est-ce aussi l’occasion de redonner à nos amis anglais une envie d’Europe, car le scénario d’une Angleterre grenier financier de l’Europe vient de prendre un coup sérieux. Et ce sont à nos peuples continentaux de manifester aussi cette envie d’anglais car on ne peut rien attendre de la division.
« Chauffe, tourne, c’est cela que nous voulons : que l’ardeur revienne, que l’Europe s’anime, change et soit, à nouveau, pour le monde entier, le visage luminuex de l’audace, de l’esprit et de la liberté… sans quoi les partisans de la haine facile l’emporteront » (Laurent Gaudé, Nous l’Europe).
Je regarde la baie devant chez moi. Non c’est elle qui me regarde, indifférente à nos errements et je sais qu’elle regardera dans quelques centaines d’années les humains qui auront peut-être pris ma place. On entend les crapauds qui croassent à la fontaine en dessous. C’est la saison des amours. Les cris des oiseaux meublent le silence du confinement. De temps en temps un chien aboie au passage d’un confiné qui s’oxygène. La lumière est magnifique en cette fin d’après-midi et ça sent bon le réveil du printemps. Immuable tourbillon de la vie qui se fiche pas mal de l’effondrement des bourses.
Pour ce spectacle magnifique de la nature qui se réveille et ponctue nos journées, nos courtes vies, le coronavirus peut nous aider à repenser le futur, même si je ne me berce pas d’illusions.
Philippe Rosenpick