Le fait d’avoir malheureusement maintenu le premier tour des élections municipales le 15 mars dernier conduit, aujourd’hui, à une situation compliquée, surtout lorsque s’ajoutent les préoccupations politiques aux interrogations juridiques. La loi du 23 mars dernier, promulguée sans sa validation par le Conseil constitutionnel, ce que regrette implicitement le président Laurent Fabius dans son entretien au Figaro du 18 avril, a tenté, dans l’urgence, de donner des solutions aux deux grandes questions à résoudre :
1) Que faire dans les communes (environ 5000, mais l’essentiel des grandes villes) où il est indispensable de procéder à un second tour ?
2) Quand et comment installer les conseils municipaux élus le 15 mars ?
La loi du 23 mars, pour faire simple, indépendamment de l’indispensable prolongation des mandats des actuels élus, a apporté les réponses suivantes :
1) Si l’organisation d’un deuxième tour est possible, en fonction de la situation sanitaire, avant fin juin, on conserve les résultats du premier tour. Dans le cas contraire, on refait les deux tours de scrutin. La loi est formelle sur ce point. Elle ne fait, d’ailleurs, que suivre une forte recommandation de l’avis du Conseil d’Etat.
2) Les conseils élus au complet le 15 mars seront installés, en application d’un décret à intervenir, « aussitôt que la situation sanitaire le permet au regard de l’analyse du comité scientifique ».
D’un strict point de vue exégétique, les deux questions sont distinctes. Elles sont pourtant fortement liées car elles reposent, l’une et l’autre, sur l’état de la situation sanitaire du pays, tel qu’il sera constaté vers le 20 mai par le comité scientifique. Peut-on imaginer que la situation ne permette pas l’organisation du second tour, ce qui est quasiment acquis (voir les déclaration de Mme Gourault), mais qu’il soit possible dans des conditions de particulières précautions, y compris en dehors de la présence du public dans la salle, d’installer les nouveaux conseils et d’élire le maire et les adjoints ?
Il faut ajouter à ces éléments les diverses perspectives de contentieux. Les résultats du 15 mars font d’ores et déjà l’objet de protestations devant les tribunaux administratifs, dans certains cas avec les griefs traditionnels fondés sur des erreurs ou manoeuvres lors de la campagne ou du dépouillement, dans d’autres – et c’est cela qui devient intéressant – sur l’ambiance générale qui a entouré le 15 mars. Les déclarations du Président de la République du 12 mars, suivies du discours quasi alarmiste du Premier ministre le 14 mars juste avant 20 h, ont certainement incité des électrices et des électeurs à ne pas aller voter le 15. Comment sinon, expliquer une chute de vingt points de la participation électorale nationale par rapport aux élections municipales de 2008 et de 2014 ? Il est impossible, contrairement à ce que prétendent certains battus, de dire que ces abstentionnistes de 2020 auraient voté dans un sens plutôt que dans un autre, mais la réalité est là : ils ne sont pas venus. Peut-on en déduire, qu’en raison du climat général et des déclarations précitées, la sincérité des résultats du 15 mars est mise en cause de manière grave ?
Traditionnellement, la sincérité des élections est appréciée en fonction du contexte local, mais depuis une décision du Conseil constitutionnel du 20 décembre 2018, à propos de la loi sur les fausses informations en période électorale, il existe le principe de « sincérité nationale » des élections. C’est le sujet en discussion aujourd’hui. Comme il est nouveau, on ne peut se fonder sur la jurisprudence ancienne pour le rejeter d’un trait de plume. Il mérite une vraie discussion. Intuitivement, beaucoup d’électeurs estiment que le contexte angoissant des jours précédents, auquel les plus hautes autorités de la République ont apporté leur pierre, a pesé sur leur détermination et donc sur la sincérité des élections. Peut-on parvenir à transformer ce sentiment en une argumentation juridique ? Certains s’y emploient. Si les résultats du 15 mars sont entachés d’un défaut de sincérité on peut considérer, par exemple, que « compte tenu, d’une part, des déclarations combinées du Président de la République et du Premier ministre incitant fortement les Françaises et les Français à se déplacer le moins possible, d’autre part des mesures prises dans les bureaux de vote, qui ont été de nature à décourager les électeurs, le scrutin n’a pu se dérouler dans des conditions de nature à assurer la sincérité des résultats ». Quelles conséquences alors en déduire ? Il n’y pas deux poids deux mesures : ce sont tous les résultats du 15 mars qui, dans cette hypothèse, sont viciés par l’absence de sincérité.
Ajoutons à ce raisonnement que le décret fixant la période d’installation des nouveaux conseils municipaux sera certainement attaqué devant le Conseil d’Etat et qu’en plus d’une demande de suspension on entend parler d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) fondée sur l’inconstitutionnalité du dernier alinéa du I de l’article 19 de la loi du 20 mars, lequel serait la base légale du décret contesté. Nul ne peut savoir ce que jugeraient, d’abord le Conseil d’Etat, et, ensuite, éventuellement, le Conseil constitutionnel, mais le débat fera rage. Quant à la nouvelle loi relative aux dates des futures élections municipales, elle pourra aussi être mise en cause, soit par la voie d’un contrôle a priori, soit par la voie d’une QPC concernant le décret fixant les dates des deux tours de scrutin.
N’oublions pas non plus que le corps électoral sénatorial aura à s’exprimer dans quelques mois (peu importe quand). Est-il envisageable qu’il soit composé d’élus du 15 mars et d’élus de septembre/octobre, voire encore plus tard ? Il doit être le reflet des préoccupations politiques d’une période unique et non de deux quelque peu éloignées dans le temps, surtout lorsqu’entre les deux il y aura eu l’état d’urgence sanitaire.
Chacun comprend l’impatience des nouveaux élus à prendre possession de leurs fonctions ; chacun comprend que les candidats non encore élus aient envie d’en finir. Mais il existe, des principes démocratiques, le plus important étant ici que tout doit être mise en œuvre pour assurer la sincérité des scrutins et la légitimité des élus.
D’un pur point de vue démocratique, attendons que les conditions de sérénité et de sincérité soient réunies pour organiser de nouvelles élections municipales. La République a tout à y gagner.
Didier MAUS
Ancien conseiller d’État, Président émérite de l’Association internationale de droit constitutionnel, Maire de Samois-sur-Seine