Le premier tour des élections municipales, tenu le 15 mars dernier, traîne derrière lui la réputation d’un scrutin maudit. Cela tient à un élément statistique et au contexte sanitaire qui l’entoure.
Au niveau national on a constaté vingt points de plus d’abstention par rapport aux premiers tours de 2014 et de 2008 (45% contre 64% en 2014 et 67% en 2008). Jamais, on n’avait assisté à une chute aussi brutale de la participation d’une élection à une autre, quelle que soit la nature de l’élection. De plus, les élections municipales sont réputées populaires auprès des citoyennes et des citoyens. Les sondages le confirment. Moins d’un électeur sur deux seulement s’est déplacé pour élire « son » maire, le seul élu qui bénéficie encore d’une vraie confiance.
Chacun connaît le contexte sanitaire qui a entouré les jours précédant le 15 mars : l’épidémie du coronavirus devient galopante ; le 12 mars, le Président de la République annonce la fermeture des écoles et encourage les Français à sortir le moins possible ; le 14 mars, douze heures avant l’ouverture des bureaux de vote, le Premier ministre annonce la fermeture des cafés, bistrots et restaurants, avec effet à minuit, et insiste sur les diverses précautions à prendre, dont les barrières et distanciations sociales, en particulier pour l’organisation des bureaux de vote. Même si l’un et l’autre confirment la tenue du scrutin, il ne fait de doute aux yeux de personne que ces recommandations, quasiment des exhortations, voire des prescriptions, émanant des deux premières autorités de la République ont fortement incité de nombreux électeurs à ne pas sa déplacer le 15 mars. Peu importe qu’il s’agisse d’électeurs d’un certain âge ou de jeunes, peu importe qu’il s’agisse d’électeurs de droite, de gauche ou d’ailleurs, la réalité sociologique est devenue tellement évidente que dès le lendemain, ceux-là même qui avaient encouragé le maintien du premier tour se sont mis à le regretter.
Au delà de l’interprétation, désormais historique, de cette si particulière journée, la question juridique, à dominante constitutionnelle, qui est posée est simple : peut-on considérer que les résultats du 15 mars sont sincères ? Il existe depuis toujours une abondante jurisprudence des tribunaux administratifs et du Conseil constitutionnel sur « la sincérité locale » d’une élection (municipale, départementale… législative) d’où il ressort que si la sincérité de l’élection n’a pas été assurée, il convient d’annuler le scrutin et de le recommencer.
À l’aune de cette jurisprudence « locale », les résultats du 15 mars doivent être appréciés en fonction des critères traditionnels. De nombreux recours portent là dessus. Certains seront fondés, d’autres non. Compte tenu du contexte à tous égards exceptionnels, et sans précèdent, du 15 mars 2020, il devient, par contre, indispensable de poser deux questions :
1) Existe-t-il un principe de « sincérité nationale » des élections ?
2) Si « oui », quelles conséquences en déduire pour les résultats du 15 mars ?
Il y a quelques années, en droit, la réponse à la première question aurait été négative. Mais il se trouve que le Conseil constitutionnel a, dans une décision du 20 décembre 2018 relative à la loi concernant la lutte contre la manipulation de l’information (les « fake news »), dégagé, pour la première fois, le principe de sincérité nationale des élections. Il a jugé que cette exigence découle directement de l’article 3 de la Constitution. Comme la loi dont le Conseil constitutionnel était saisi portait, par définition, sur un enjeu national, sa réponse l’est également. Le commentaire officiel de la décision souligne bien que « pour la première fois, le Conseil constitutionnel a expressément rattaché le principe de sincérité du scrutin au troisième alinéa de l’article 3 de la Constitution » qui stipule : « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret ». Cela signifie que pour que le suffrage soit « toujours universel, égal et secret », les conditions de sa mise en œuvre doivent être sincères, c’est-à-dire entachées d’aucun élément ou d’aucunes circonstances susceptibles d’en altérer le résultat.
Dans son entretien au Figaro du 18 avril le président Laurent Fabius rappelle, sans doute de manière très volontaire, que cette situation inédite du 15 mars doit être appréciée, notamment, au regard de « l’exigence constitutionnelle de sincérité du scrutin » et que le Conseil constitutionnel l’a déduite de l’article 3 de la Constitution. Sur ce premier aspect, la réponse ne fait donc plus de doute : il existe désormais un principe de « sincérité nationale » des scrutins. Certes, celui-ci ne doit pas être apprécié de la même manière pour des élections nationales (celle du Président de la République) et pour des élections municipales, mais rien ne permet de considérer que des éléments de fait ou des circonstances de portée nationale sont, par principe, sans influence sur des élections territoriales.
À partir de ce constat, l’analyse de la deuxième question relève d’une appréciation concrète. Comment prendre en compte au regard de la sincérité nationale des élections du 15 mars tout à la fois le contexte sanitaire fortement dégradé et les déclarations du Président de la République et du Premier ministre ? Une première solution consiste à considérer que les électeurs n’ont pas été physiquement empêchés de se diriger vers les bureaux de vote ni en raison d’une interdiction de se déplacer ni à cause d’injonctions formelles de MM. Macron et Philippe. Cela conduit alors à admettre que, quels que soient les effets de cette situation et de ces discours, ceux-ci n’ont pas eu de conséquences déterminantes sur l’issue des scrutins. À l’inverse, il est tout aussi aisé de soutenir et de conclure que la combinaison du risque sanitaire pris en se déplaçant et la portée des allocutions des deux plus hautes autorités de l’État, en particulier celle du 14 mars au soir, ont été de nature à décourager les électeurs de prendre le chemin des isoloirs dans des conditions telles que la sincérité des résultats s’en trouve affectée de manière déterminante et définitive. Cela débouche sur l’annulation de l’ensemble des opérations du 15 mars et leur reprogrammation dès que la situation sanitaire le permettra.
Reste une dernière inconnue : quel est le juge compétent pour se prononcer sur cette « première » ? Le Conseil d’État, en tant que juge supérieur du contentieux des élections, pourrait avoir à se prononcer, mais ses décisions peuvent-elles avoir une portée nationale ? Le Conseil constitutionnel, en raison de l’évolution de sa jurisprudence et de la nécessaire appréciation entre le principe de sincérité des élections et les autres exigences constitutionnelles est naturellement compétent. Encore faut-il qu’il soit saisi. Cela relève de l’imagination et de la volonté de ceux qui ont la possibilité d’introduire des contentieux et de les mener à terme. Il n’en demeure pas moins que les résultats 15 mars demeurent encore aujourd’hui matière à discussion. Ont-ils été sincères ? La démocratie n’a rien à gagner à laisser planer ce doute.
Didier MAUS
Ancien conseiller d’État, Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel, Maire de Samois-sur-Seine