En 2005, Alexandre Adler préfaçait l’habituel rapport de la CIA, la plus célèbre des agences américaines de renseignement. Nous étions au beau milieu des « Trente hideuses » (1990-2020) et « ceux qui pensent le futur » s’interrogeaient sur l’effroyable disharmonie, cette dérive irrésistible qui semblaient nous entraîner vers le chaos. La CIA, ou plus exactement le Conseil national du renseignement américain, répondait à la question « Comment sera le monde en 2020 ? » et parvenait à des conclusions qu’on qualifiera de nuancées. Adler synthétisait par un doux euphémisme : « Vers une mondialisation plus malheureuse ».
Y a-t-il eu, à un moment, une mondialisation heureuse ? Telle n’est pas la question du moment…
Cet effort de réflexion et d’analyse des tendances de fond est nécessaire. Aux Etats-Unis, l’énergie permet de rebondir. Mais il hante aussi « l’esprit français » depuis des lustres. Le thème de la décrépitude – hors EPHAD … – succédant à celui du déclin, n’en finit pas de nous ronger : 1940 et Yalta pour commencer et, pour finir, ces présidents qui ne savent plus « penser la France », qui « gèrent » à la petite semaine et en réalité laissent le pays se dissoudre.
Quant à notre Europe, elle ne fait plus rêver depuis l’amputation d’un de ses membres essentiels, le Royaume-Uni. Il est possible que l’Europe en meure. Car, répétons-nous, ce n’est fatalement pas le membre amputé qui porte la gangrène, mais le corps entier, marqué par une absence de politique, absence suppléée par une sur-administration illégitime, qui transporte et multiplie les germes. Une sur-administration et ses métastases nationales, sa novlangue et tout ce qu’on sait désormais, de cette folie. Oui, cette folie. Il suffit de s’interroger sur les causes réelles de l’euroscepticisme en Europe continentale pour constater le fait : le départ de l’Angleterre n’a rien amélioré. Ce départ n’est pas une éviction, c’est une manœuvre de sauvetage, le canot de Sa Majesté quittant le navire échoué sur des hauts fonds. Avec devant nous l’image de La Méduse, ce bâtiment ensablé…
Croyez-vous que notre tragédie fasse bouger un sourcil à Bruxelles ? La machine à papier et normes continue ! Sans la moindre analyse sérieuse. Un exemple ? La lutte contre le Covid : quelle politique coordonnée ? Arrêtons là…
Loin de notre Finistère européen, qui selon la formule désormais récurrente, « s’ensable à la sicilienne », la célèbre centrale de renseignement de Langley (Virginie, USA) s’interrogeait en 2005 sur des enjeux plus larges, et la trop fameuse « mondialisation ».
Sous le titre « Qu’est-ce qui pourrait faire dérailler la mondialisation ? », le Rapport mentionnait : « Le processus de mondialisation, si puissant soit-il, pourrait connaître un ralentissement notable, ou même un coup d’arrêt. Hormis un conflit planétaire majeur, que nous jugeons improbable, une pandémie serait l’autre événement de grande échelle qui, selon nous, pourrait stopper ce processus. Toutefois, d’autres événements catastrophiques, comme des attaques terroristes, seraient susceptibles de le ralentir. Certains experts croient que l’apparition d’une nouvelle pandémie n’est qu’une question de temps. Le phénomène serait comparable au virus de la grippe de 1918-19 ».
Date du rapport : 2005.
La CIA se trompe rarement. Certains, sans doute humoristes, ont relevé que l’Agence était d’autant plus perspicace qu’il lui était arrivée, en certaines occasions, de prédire ses propres actions. Oublions un instant ce niveau de la morale ordinaire, et portons-nous à celui de la survie de nos sociétés, sur le long terme. Il ne s’agit plus d’Etat, ni même de nation, il s’agit de société humaine. Quand nous, Occidentaux, enfin sortis de notre ethnocentrisme, accepterons d’admettre comme postulat de base que la vie humaine n’a pas la même définition ici que là, nous aurons fait un grand pas. Je ne dis pas qu’un homme n’ait pas la même valeur qu’un autre, c’est même la conception idéaliste qu’ont forgé les Européens du monde, je constate le fait.
Je dis juste que les pays qui facturent à la famille du condamné la balle qui l’a exécuté, n’ont pas admis la responsabilité individuelle et donc la valeur exclusive de chaque homme. Puisque ses proches seraient aussi responsables. Puisque nous parlons de cet ignoble « détail », cessons le surf sur les questions et faisons l’effort de dire : « Ce n’est pas acceptable et nous ne l’acceptons pas ». Car on peut nous rebattre les oreilles sur la mondialisation, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », nous savons que c’est faux.
La mondialisation, ce n’est pas la fraternité universelle. Et pour dire carrément les choses, les populations des zones géographiques non empreintes de morale judéo-chrétienne – et donc, de la possibilité de laïcité- comme les zones matérialistes, formatées à l’extrême, et donc nihilistes, accessoirement non cartésiennes, n’auront jamais des réflexes à la Claude Bernard. On peut le regretter, on peut s’en réjouir … C’est et ce sera ainsi. Quand l’Agence américaine se penche sur ces années 2020, elle passe sur les phénomènes de corruption, et ceux de la trahison de certains Occidentaux… Oui, il faudra un jour utiliser le mot « trahison ».
Pour preuve, ce passage du rapport de la CIA de 2005 : « La propagation de la maladie mettrait un terme aux voyages internationaux et au commerce mondial sur une longue période. Elle forcerait (sic) les gouvernements à dépenser d’énormes ressources (est-il utile de le souligner ? « d’énormes ressources ») dans des structures de santé publiques dépassées par la situation. »
Avec cette mention qui serait presque drôle si elle n’était tragique : « A cet égard, soulignons un aspect positif : c’est la réaction contre le SRAS qui a montré que la vigilance internationale et les mécanismes de contrôle étaient de plus en plus aptes à contenir ces maladies (sic). De même, les nouveaux développements des biotechnologies recèlent l’assurance d’améliorations durables ». (Rapport, éd. Robert Laffont, p. 107).
Arrêtons- là le massacre…
Car la CIA a beaucoup changé. Pour preuve, les mémoires de William Colby, directeur de l’Agence de longues années durant. L’agence sait… parce qu’elle s’est lourdement trompée, en certaines occasions. Ou pire, elle a su mais n’a pas jeté dans la balance la précision de ses informations.
Le 22 novembre 1963, pas franchement hier, JFK était assassiné à Dallas. On regardera une nouvelle fois le beau film « An American Affair » (Un amour interdit) qui, mieux que des mots, sait faire sentir le climat d’alors. 22 novembre 1963 : vingt jours après le 2 novembre.
William Colby ne s’intéresse pas seulement aux grandes tendances mais aux conséquences d’une politique ciblée. Le Vietnam, vous vous rappelez ? 2 novembre 1963 : JFK et la CIA ont laissé Cabot-Lodge, l’ambassadeur US si peu diplomate, procéder à la conspiration dont découle directement le double assassinat d’un chef d’Etat (1955-63) d’un pays souverain, Ngo Dinh Diem, et de son principal conseiller. Quel rapport, direz-vous, entre les prévisions macro-politiques (mondialisation, pandémie, mort programmée de l’Europe si elle ne se refonde pas) et des opérations dignes des tontons Macoute, coups de force d’un autre temps ?
Le rapport est simple : les termes de l’équation changent, le principe de l’équation ne change pas.
L’ouvrage que publie en 1989 William Colby sous le titre paradoxal de « Lost Victory », la victoire perdue, rend compte d’une constance : le pouvoir ne se partage pas. La pandémie ne relève plus de la seule histoire de la médecine. D’ailleurs, qui l’ignore ? L’Allemagne de juillet 1918 a eu les reins brisés par la grippe espagnole. La CIA le savait dès 2005, et le publiait : tôt ou tard, il était probable qu’une pandémie freine, voire casse la mondialisation.
Mais attendons la suite. Car derrière la pandémie, rien ne nous assure que d’autres passages du Rapport ne se vérifient dans les faits. Il faut décidément lire les publications de l’Agence jusqu’à la dernière page.
Jean-Philippe de Garate