A ceux qui, depuis des jours, n’entendent plus que le discours incessant, bousculé, et pour tout dire, paniqué, des importants qui nous « dirigent » et, derrière leurs phrases sans fin, ne savent en réalité plus où ils en sont, dans le monde d’après ou décidément passés à l’Ouest, Minneapolis Evry après Wuhan, il ne paraît pas inutile de dire : Asseyons-nous un instant, plaçons sur « longue pause » nos appareils divers, revenons au calme et lisons ensemble.
Il existe un vrai drame dans la culture des Français : c’est celui de l’ignorance géographique. La vraie chose à observer, ce n’est pas le dix-millième rapport sur ceci cela, la crise des banlieues ou le KKK, c’est une carte !
Cette ignorance se double de ce strabisme né d’une culture de l’abstraction : on regarde, mais on ne voit pas.
Alors, regardons une carte de France, puis une carte de l’Europe. Car, quelle que soit la fascination pour Las Vegas entretenue par certain, la France se trouve en Europe. Et maintenant, « dézoomons », éloignons-nous un peu de notre nombril, quittons notre Finistère et regardons l’Europe.
Les morts nord-américains ou français dans telle bavure policière, alimentant une frénésie « politique », nous font oublier, mais alors là totalement oublier, ces zones européennes où le sang ne tarit pas. Il ne s’agit pas du corps d’un homme, ou d’un groupe d’hommes, mais de communautés entières de notre Europe durablement tiraillées.
Ce n’est pas d’aujourd’hui. Dans un récit de 1904, « Un Drame en Livonie », Jules Verne décrit avec doigté les oppositions, ancrées dans l’histoire, entre germanophones luthériens et russophiles orthodoxes de l’Est européen. On peut connaître les trois Etats baltes restaurés – Lettonie, Estonie, Lituanie – en oubliant ce que sont la Courlande ou la Livonie… Mais passer comme le fait allègrement l’actualité quotidienne qui se prétend européenne sur l’Ukraine (le deuxième pays d’Europe par sa superficie) et la Biélorussie, dont les populations, les antagonismes opposent durablement l’Allemagne et la Russie, ce n’est pas possible.
A moins d’affirmer que la France, pays européen, a cessé de l’être, entérinant sans le dire un Frexit de fait et notre Finistère dérivant désormais entre Amérique et Afrique. La France se réduirait aux Canaries, comme ironisait à demi Houellebecq, il y a déjà quelques temps à l’occasion de « La Possibilité d’une île ».
La majorité déconfinée et déconfite des Français gagnerait à cesser de se laisser balader et, à défaut de boussole, retrouvera un peu de plomb cervical dans l’étude d’une carte. Oui, une carte de géographie. « Un Drame en Livonie », c’est d’abord un lieu, puis l’histoire d’un hiver, un hiver russe, balte, puis d’un crime, enfin d’un procès. Avec une intrigue mettant en relief banquiers allemands et plèbe russe, argent numéroté et amours contrariées, affres psychologiques et poncifs habituels, dégel et blocs de glaces, routes défaites et policiers ni meilleurs ni pires -remarquablement campés-, engagements politiques et « l’honneur d’un juge ». Honneur d’un juge, une expression bien oubliée ! Mais encore revirements soudains et sidérations du lecteur devant l’évidence … si contrefaite ! Et tout cela, telles les pièces d’un puzzle animé d’une rapidité toute contemporaine, bouge, se replace, semble se chevaucher. On s’aperçoit par comparaison que l’actualité est finalement bien calme… sauf précisément, encore et toujours, celle qui sourd en Ukraine entre Allemagne et Russie.
Et le récit finira par cette règle que nombre de nos contemporains ne peuvent pas même imaginer, dans ce monde puéril régnant dans notre hexagone dérivant. Même les « intellectuels » qui ne s’écoutent plus peineront à comprendre désormais ce précepte : pour gagner en profondeur, il faut perdre.
Absurde ? Et les deux mille ans qui ont permis à notre humanité de se grandir, et à nos sciences, nos arts, nos bien nommées « humanités » européennes, de s’élever -avant ce basculement que nous vivons-, d’où proviennent-ils ? D’un procès perdu, à Jérusalem, en 33.
Il faut décidément, avant d’ouvrir la bouche, toujours étudier une carte de géographie. L’Europe ne se construit pas à l’Ouest, elle se détricote dramatiquement à l’Est.
Jean-Philippe de Garate