Afriques demain
11H56 - lundi 15 juin 2020

Ghannouchi – Poivre d’Arvor, ce dîner qui a sauvé la relation France – Maghreb. Les indiscrets d’Opinion Internationale

 

L’événement est passé inaperçu en France avec les remous de la crise du coronavirus mais il est de taille. Mardi 9 juin, pendant dix-huit longues heures, les députés tunisiens ont discuté d’une résolution présentée à l’Assemblée des représentants du peuple tunisien par un parti d’obédience islamo-nationaliste dur, Al Karama, et de son leader, l’avocat Seifeddine Makhlouf, réclamant à la France des excuses publiques et 5 milliards d’euros de dommages et intérêts pour les « crimes » commis pendant la colonisation, en fait le Protectorat, de 1881 à l’indépendance en 1956.

Dix-huit heures de discours souvent anti-Français. Anti-Bourguiba aussi, accusé de connivences françaises. Rares furent les députés tunisiens à critiquer cette initiative, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont francophones, francophiles, Tuniso-Français et vivent entre Paris et Tunis.

On le sait, une lame de fond anti-française submerge l’Afrique, de sa partie sub-saharienne noire francophone à la rive sud de la Méditerranée. Ce tsunami politique et culturel vient de loin et fait de la France et des Français les bouc-émissaires des échecs des potentats locaux il est vrai souvent soutenus par la France dans un passé aujourd’hui largement révolu. Voilà belle lurette que Paris ne décide plus du sort de tel ou tel chef d’Etat africain. En ce sens, la Françafrique est bien morte.

Un pays en sait quelque chose : la Tunisie. Ce petit joyau démocratique, seule « success story » du printemps arabe dans un océan de pays autoritaires (certes parfois éclairés comme le Maroc de Mohammed VI), s’est doté d’institutions démocratiques et réussit bon an mal an à faire l’apprentissage de l’alternance. Malgré la misère sociale. Malgré les attentats terroristes. Malgré des voisins en proie à l’anarchie comme la Libye.

A Tunis, un vent nationaliste arabe souffle comme la houle. Le nouveau président de la République, Kaïs Saïed, a été élu en octobre 2019. Le gouvernement, dirigé par le social-démocrate Elyes Fakhfakh, est issu d’une coalition largement dominée par le parti islamiste Ennahdha. Cette nouvelle donne politique met-elle en péril la place privilégiée de la France au pays du Jasmin ?

Ennahdha détient certainement, avec le président de la République tunisien, la clé de cette relation. Son chef historique, Rached Ghannouchi, est aujourd’hui le président de l’Assemblée des représentants du peuple tunisien. Sans son poids décisif, cette résolution anti-française aurait été adoptée par une majorité parlementaire, ouvrant la voie à une crise diplomatique sans précédent entre la France et la Tunisie. Mais il se trouve que, contrairement à leur tentation naturelle, les députés du parti islamiste n’ont pas voté cette résolution anti-française.

Le pire a été évité (pour le moment ?).

Car en coulisses un bras de fer au sommet s’est noué.

Dans la grande tradition française qui veut que, contre vents et marées, la France discute avec tout le monde, la diplomatie française, celle de la table et de la bonne chair notamment, a joué à fond. Olivier Poivre d’Arvor, audacieux et mobile Ambassadeur de France sur place, a noué, depuis son arrivée à Tunis il y a quatre ans, des relations personnelles avec le leader islamiste. Cette proximité lui a permis de tisser une relation de confiance avec l’un des hommes clé de la politique tunisienne.

D’après nos informations, un dîner décisif, long, abrupt mais amical, s’est tenu dimanche 7 juin entre Olivier Poivre d’Arvor et Rached Ghannouchi à Montplaisir chez ce dernier. Manifestement, l’ambassadeur français a dû trouver les mots pour convaincre le leader tunisien de ne pas emmener son parti sur un chemin qui aurait entaché durablement la relation avec le premier partenaire politique, économique et culturel de la Tunisie qu’est la France.

Comme un seul homme, à cinq exceptions, les élus d’Ennahdha n’ont donc pas cédé à la tentation de la surenchère populiste et ont contribué à rejeter cette motion. 77 députés ont voté en faveur de ce texte, plus du triple tout de même que les 19 députés d’Al Karama. Seuls cinq députés tunisiens ont voté contre, quarante-six optant prudemment pour l’abstention. Quatre-vingt-neuf autres avaient préféré se faire porter pâle. 

La Tunisie ne demandera donc pas d’excuses à la France.

C’est de bonne guerre dans un moment où la relation entre la France et le Maghreb est sensible. La visite d’Etat d’Emmanuel Macron au Maroc a été repoussée à plusieurs reprises. Et le 27 mai, l’Algérie a rappelé son ambassadeur à Paris parce que deux documentaires de France 5 et LCP sur le mouvement de contestation populaire Le Hirak ont suscité le courroux d’Alger.

Une fois de plus, la voie de la tempérance viendra-t-elle de Tunis ? Une rencontre prochaine entre les dirigeants français serait de bon aloi pour remettre la relation France – Tunisie sur les rails de l’histoire et d’une longue amitié.

 

Michel Taube

 

 

 

 

 

Directeur de la publication