Emmanuel Macron, le patriote, portant un masque en tissu flanqué d’un drapeau tricolore, main dans la main avec Angela Merkel, la pragmatique, arborant un masque FFP2. Rappelons (pour l’anecdote ?) que le premier protège principalement les tiers et relativement peu son porteur, alors que le second protège très bien les deux (mais il coûte plus cher).
À l’aube du 21 juillet 2020, les masques sont donc tombés au premier sommet européen post Brexit et post Monde d’avant et les 27 ont sorti la plume pour signer un gros chèque de 750 milliards d’euros. Mais au prix de distanciations étatiques entre les catholiques cigales du sud, pour lesquelles l’été est nécessairement perpétuel, et les protestantes fourmis du nord, frugales et économes. Mais on a échappé à une Saint-Barthélemy à l’échelle européenne, même si ce sommet a, une fois encore, eu quelques relents de guerre de religion, celle de la rigueur budgétaire contre celle du laxisme.
Les 27 membres de l’UE ont donc arraché un accord que chacun d’eux juge évidemment historique pour justifier ses concessions, tant sur le plan de relance que sur le prochain budget de l’Union. Historique et dramatique eut été l’échec du sommet, d’autant plus qu’avec le flot de milliards que les États de la terre entière déversent sur leurs économies, la répartition entre subventions directes et emprunts n’était en définitive qu’un détail dont il eut été impensable qu’il fît vaciller les fondations de la construction européenne, déjà ébranlées par le Brexit et la relative insignifiance de l’UE au début de la crise sanitaire.
Lesdits frugaux Pays-Bas, Autriche, Danemark, Finlande et Suède, voulaient bien prêter 750 milliards d’Euros aux États membres, mais ne rien leur donner. Finalement, ils durent accepter que 390 milliards de subventions non remboursables (au lieu des 500 milliards souhaités par la France et l’Allemagne) soient directement versés aux États, ce que les adversaires de la construction européenne dénonceront comme une horripilante manifestation de fédéralisme, alors qu’il s’agit indéniablement d’une consolidation d’un édifice fragile, mais ô combien indispensable face aux périls communs, économiques, politiques et sanitaires, que nous devrons et devons déjà affronter.
Mais cet accord, que d’aucuns qualifient donc de révolutionnaire parce que l’Union va pouvoir emprunter sur les marchés financiers en tant que telle, a bien entendu un prix. Même le couple franco-allemand ne peut plus imposer son diktat à l’ensemble de l’Union. Les pays du nord, par le biais des institutions européennes, auront un droit de regard sur l’usage de cette manne, mais pas celui de s’immiscer dans les comptes des États, comme ce fut naguère imposé à la Grèce. Une mise sous tutelle de la France, ou même de l’Italie ou de l’Espagne est tout à fait impensable. On peine même à comprendre comment les Néerlandais ou les Autrichiens ont pu y songer. Du reste, l’effondrement économique de l’un de ces États sonnerait le glas de l’Union européenne, ce dont les frugaux subiraient également de lourdes conséquences.
En revanche, ils ont obtenu une substantielle baisse de leur contribution au budget commun, un marchandage dont on se croyait épargnés depuis le départ du Royaume-Uni de l’UE. Première victime de ce réajustement budgétaire : la France ! Mais avec 11 % de récession attendue pour 2022, la France peut aussi voir le verre à moitié plein, d’autant plus que la réorientation du budget européen vers la lutte contre le réchauffement climatique (30 % du budget et du plan de relance) servira les intérêts de la France (et accessoirement du président de la République dans la perspective de 2022 !).
Ce sommet, au moins partiellement historique, est-il vraiment symptomatique du clivage traditionnel entre les cigales et les fourmis ? L’Allemagne a toujours été chef de file des rigoureuses fourmis, mais elle a su faire montre d’une souplesse préservant sinon l’unité du moins la pérennité de l’Europe. La France, bien que pas vraiment ou pas exclusivement pays du sud, est parfois vue comme leader des laxistes et dispendieuses cigales, qui dépensent sans compter l’argent des autres (ou de personne, s’agissant d’une dette publique dont seuls les intérêts sont remboursés).
Cette fois, l’Allemagne d’une Angela Merkel qui ne veut pas terminer son long règne en fossoyeuse de l’Europe a fait bloc avec la France macronienne chancelante comme son président, lui qui n’a guère su gérer la crise du Covid-19, prise dans ses différentes dimensions, aussi bien qu’il le prétend.
C’est bien connu : quand le couple franco-allemand est uni, l’Europe avance et personne ne peut s’y opposer, d’autant plus qu’elle est désormais débarrassée des pinailleurs britanniques qui voulaient toujours « my money back ». Ce sommet a confirmé l’importance de l’impulsion franco-allemande, mais a aussi montré ses limites. Mais sans la spécificité de cette pandémie, qui demain touchera peut-être les frugaux aussi sévèrement que le furent les pays du sud, il n’est pas certain que la France eut arraché le soutien de l’Allemagne. Rien dans les relations antérieures d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel ne permet de le penser.
Quels que soient les sacrifices consentis, notamment par la France, le plan de relance européen équivaut à une globalisation partielle de la dette née de la crise du Covid-19. En ce sens, ce sommet marque peut-être une étape décisive dans la construction européenne. Il est absurde d’opposer l’Europe fédérale à celle des nations. La première ne peut exister sans un véritable sentiment d’appartenance des peuples à cet ensemble supranational, sans une citoyenneté européenne qui aujourd’hui n’existe pas. La seconde est une supercherie que veulent nous vendre les populistes de tous bords. Elle serait celle des nationalistes et non des nations, celle des égoïsmes et de la concurrence fiscale et sociale effrénées dont les peuples seraient les victimes et les perdants. Plus d’Europe, et effectivement plus de fédéralisme avec des décisions prises à la majorité qualifiée et non à l’unanimité, sont indispensables au renforcement de l’Europe au bénéficie de nos souverainetés nationales, face aux ogres américains ou chinois, face aux virus et aux défis environnementaux. Mais pour le reste, les décisions doivent être prises au plus proche du citoyen, ce qui est également le sens de la nouvelle décentralisation prônée par Jean Castex. Bruxelles n’a pas à s’occuper de la taille de nos fromages mais bien de notre avenir commun. C’est ce que l’Union Européenne a su faire en ces journées décisives.
Michel Taube