Le développement de l’épidémie de coronavirus et la crise économique et sociale qu’elle a générée – et dont on est loin de mesurer encore toutes les conséquences – nous obligent à réinterroger la situation du monde.
Cette analyse fait apparaître une humanité divisée et conflictuelle alors même qu’elle est confrontée à un problème unique et commun, la gestion de la pression anthropique sur le système Terre. C’est au traitement de cette situation qu’il faut impérativement se consacrer.
Comment faire pour avancer efficacement en ce sens ? Quel est le moyen pour organiser les éléments de gouvernance mondiale indispensables ?
L’Europe, une Europe unie et forte, doit être un acteur majeur pour aider à construire cette réponse collective. Elle doit peser, sans naïveté et avec fermeté, pour la mise en place d’un système mondial organisé et coopératif.
Un monde fracturé alors qu’il est pourtant déjà profondément unitaire.
La crise jette une lumière aveuglante sur une situation profondément paradoxale : les antagonismes et les affrontements entre Etats se déchaînent alors même que l’unité du monde est de plus en plus évidente.
Face à un virus qui se rit des frontières et des régimes politiques, la réponse mondiale a été l’éclatement et l’affrontement. Chaque Etat-nation, à commencer par les deux plus puissants, Chine et Etats-Unis d’Amérique, qui ont trouvé là une nouvelle occasion de se défier, s’est replié sur la défense de ses intérêts directs sans se soucier un instant d’une approche globale du problème nouveau qui était posé. Chacun a essayé d’instrumentaliser l’institution en charge des questions de santé à l’échelle mondiale, l’Organisation mondiale de la santé, plutôt que de contribuer à une approche organisée et honnête de la réponse à apporter à ce nouveau défi sanitaire global.
Chacun en a profité pour relancer la compétition et la défense de ses intérêts particuliers. Le renouveau de la course aux armements et de la conquête spatiale qui s’affiche tous les jours et projette dans l’espace les divisions et les conflits terrestres, en témoigne cruellement.
Partout à travers le monde et sur tout l’échiquier politique, c’est le discours du repli, de la fermeture et du souverainisme qui a déferlé. Haro sur la mondialisation, sur le libre-échange, sur le libéralisme, porteurs de tous les maux. Vive le protectionnisme, la fermeture des frontières, la défense de l’identité nationale, l’autoritarisme d’Etat ! De l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par les écologistes, tout le monde a entonné la même partition.
Discours traditionnels des droites nationalistes, appuyés sur un identitarisme culturel et souvent religieux qui doit conduire à la fermeture des frontières, à l’arrêt des mouvements migratoires, à un Etat fort, à la tête d’une société homogène et conduisant une économie protectionniste.
Discours non moins traditionnels des gauches anti-libérales dénonçant un capitalisme mondialisé générateur d’inégalités et ne tenant aucun compte de l’intérêt général. Faisant fi de l’Internationale, leur hymne historique, ils défendent une étatisation de l’économie à l’échelle de chaque Etat-Nation avec pour objectif d’instaurer des sociétés égalitaristes.
Discours écologistes enfin qui dénoncent la rupture des équilibres naturels et les graves menaces qui pèsent sur l’environnement en mettant sur le compte du capitalisme libéral ce qui relève des sociétés de consommation, productivistes et polluantes, qu’elles soient capitalistes ou communistes et qui se refusent à poser la question de l’impact, pourtant déterminant, de la croissance démographique.
C’est la partition de la division, de l’enfermement, de l’affrontement de tous contre tous qui est ainsi développée.
En réalité que nous montre cette épidémie et toutes les conséquences en cascade, directes et indirectes qu’elle a générées ?
Elle nous montre d’abord une nouvelle fois, l’unité biologique de l’espèce humaine. Le virus s’attaque à tous les humains, il est transmis par les humains, il se déplace avec eux et par eux, il est une nouvelle démonstration de l’appartenance de notre espèce à la biosphère.
Elle a ensuite montré l’ampleur des liens d’interdépendance qui unissent tous les pays du monde. Chacun connaissait la réalité de la globalisation telle qu’elle s’est développée au long des quarante dernières années et qui a donné une dimension nouvelle au rétrécissement du monde engagé depuis le 16ème siècle. Elle a été largement analysée, étudiée, ses effets négatifs ont été dénoncés. Mais, au moment où les politiques de confinement ont été décidées par la quasi-totalité des Etats, on a pu prendre toute la mesure de l’intensité du phénomène. Même si c’est à des degrés divers, quasiment aucune région du monde n’a été épargnée par les conséquences de ces décisions alors même que la circulation des marchandises n’était pas interrompue. On commence seulement à mesurer, partout sur la planète, l’ampleur des effets économiques, financiers et donc sociaux des décisions sanitaires qui ont dû être prises.
Cette situation qui a surpris tous les acteurs, a permis de prendre un peu plus conscience des faiblesses et des incohérences d’un système mondial d’échanges généralisés et de développement économique accéléré mais ne possédant quasiment aucun mécanisme de régulation et de pilotage.
Ce qu’on appelle la mondialisation a été un processus extrêmement positif. Il a permis de montrer que l’espèce humaine était une, qu’elle habitait la même planète et qu’on ne pouvait et devait la penser que globalement. Mais chacun a pu mesurer les faiblesses et les incohérences d’un système mondial ne possédant aucun outil politique de pilotage efficace.
La pandémie a, enfin, montré un peu plus tous les problèmes posés par la relation de l’espèce humaine à la biosphère et, plus généralement, à son environnement. La population mondiale peut-elle continuer à croître, à produire et à consommer toujours davantage sans prendre en considération l’impact de ses actions sur son environnement ?
Un criant besoin d’universalisme : à l’Europe de le porter et d’aider à organiser l’indispensable gouvernance mondiale.
Les problèmes principaux auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée sont, pour l’essentiel, des problèmes globaux. Le réchauffement climatique, la pollution des océans, la diminution de la biodiversité, le renouveau des épidémies, la croissance démographique, la pauvreté et les migrations, les mouvements économiques et financiers mondiaux, les trafics internationaux, les développements scientifiques et technologiques et leurs conséquences multiples…., tous ces sujets sont évidemment des sujets d’intérêt collectif planétaire. Ils concernent l’humanité toute entière.
Pour ces grandes questions, la « chose publique », la Res Publica, l’intérêt général, ne peuvent se situer qu’à l’échelle mondiale.
Or, face à ces questions d’intérêt général planétaire, on trouve 193 entités étatiques dont il n’est pas besoin de souligner le caractère incroyablement disparate à tous égards.
Malgré les efforts méritoires de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de ses institutions et programmes spécialisés (PNUD et PNUE par exemple), leur conception même, née de la Seconde guerre mondiale et de l’échec de la Société des Nations, ne permet pas de répondre efficacement à l’ampleur de ces défis.
Ce n’est pas de démondialisation dont nous avons besoin mais d’une mondialisation régulée, organisée, pensée collectivement avec des préoccupations d’intérêt général planétaire.
Certes, l’objectif ainsi formulé paraît utopique à un moment où les identitarismes agressifs et les logiques de puissance se développent partout. Mais chacun mesure bien que c’est à cette échelle là qu’il faut appréhender les problèmes. Cela ne veut pas dire un gouvernement mondial centralisé mais cela veut dire une organisation collective forte qui soit capable de mobiliser l’opinion publique mondiale et capable de construire des réponses adaptées pour tous les problèmes nécessitant une régulation globale.
Bien sûr, il faut organiser le plus efficacement possible le niveau local et de proximité qui est le niveau de la vie quotidienne de tous les individus, de manière à avoir un impact environnemental le plus faible possible. Cela relève de la responsabilité de tous les citoyens, des collectivités locales dans lesquelles ils vivent et des Etats. Mais il faut aussi une structure de pilotage au niveau global qui soit en capacité de coordonner et de rationaliser les politiques conduites dans les domaines principaux (échanges, énergie, transport, alimentation, démographie, travail…). Beaucoup de travaux ont déjà été réalisés, notamment dans le cadre de la COP, il faut maintenant se doter des structures nécessaires pour mettre en œuvre les politiques correspondantes.
Pour parvenir à cette organisation collective de l’intérêt général de la planète, il faut une Europe forte capable de peser sur la mise en place et le fonctionnement de cette gouvernance grâce à une vision multilatérale et coopérative du monde.
L’Europe doit aider à gérer le « système Terre » en donnant l’exemple en matière de politique environnementale. Elle doit porter un programme global cohérent de développement durable en abandonnant notamment la société du gaspillage et en construisant une économie nouvelle autour de cet objectif.
Le territoire de l’Europe et sa proximité immédiate doivent être la bonne échelle pour une telle politique et pour une économie capable de répondre aux besoins essentiels de sa population en protégeant la qualité de son environnement.
L’Europe doit aussi porter une politique ambitieuse de recherche et développement qui ne la fasse pas dépendre de capacités scientifiques et technologiques extérieures à un moment où la compétition en ces domaines fait rage entre la Chine et les Etats-Unis.
C’est une telle Europe, forte et solidaire, qui sera en capacité de peser sur la scène internationale et pourra ainsi être un acteur majeur du fonctionnement raisonnable du monde.
La France doit œuvrer, avec tous ses partenaires, à la construction de cette Europe suffisamment forte pour affronter sur un pied d’égalité les puissances impériales de dimension mondiale comme les puissances régionales, afin d’imposer une approche commune de l’intérêt collectif. Une Europe qui doit porter haut et fort les valeurs universelles de liberté, de démocratie, de tolérance, de solidarité et de progrès qui sont aux fondements de son identité.
Ces valeurs qui tiennent l’équilibre entre la liberté individuelle et l’organisation de l’intérêt collectif, ont réussi à vaincre les deux totalitarismes du XXème siècle, le totalitarisme national-socialiste des régimes fascistes et le totalitarisme communiste de l’URSS. Elles doivent être fermement réaffirmées comme fondamentales pour l’organisation de la gouvernance d’un monde unifié.
Jean-François CERVEL
Inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche (IGAENR) honoraire