La pandémie de la Covid-19 aura au moins eu le mérite de braquer les projecteurs sur quelques questions philosophiques et existentielles : qu’est-ce que la Vie ? jusqu’où doit aller le principe de précaution ? Quels risques est-on prêt à prendre en 2020 ?
Les réponses que chacun peut apporter à ces questions dépendent étroitement de la culture, de l’époque, de la latitude, quand ce n’est pas l’Etat qui y répond arbitrairement. En Chine, ou en Iran, le citoyen ne peut réagir véritablement à cette interrogation, même s’il aimerait répondre par lui-même. A la fin du XIXème siècle, le chimiste Hoffmann aurait-il testé l’aspirine chez l’Homme malgré les risques d’hémorragie si la Constitution allemande avait sacralisé le principe de précaution ?
Que l’on recommande à chacun, face à la pandémie, de respecter un certain nombre de gestes barrières est plus que nécessaire. L’Etat, comme tout un chacun, doit inciter tous les citoyens à se laver souvent et efficacement les mains (et pas que les mains…), à mettre un masque pour ne pas contaminer par ses postillons ou par les gouttelettes microscopiques projetées lors de sa respiration ses proches et les gens qu’il croise, à faire attention en allant voir ses aînés, à respecter une distance d’un bon mètre entre les gens dans des réunions, transports, repas, etc… C’est important, vital. Espérons également que cela durera après la pandémie, que l’on continuera à bien se laver les mains, à prendre garde de ne pas contaminer son entourage, à prendre soin de nos aînés.
Faut-il pour autant fermer les bars et les restaurants, les salles de sport, restreindre l’activité économique de tout un pays, faire jouer à huit clos des matchs de football dans un stade de 40 ou 80 000 places, restreindre les visites en EPHAD, confiner ou reconfiner ? J’en doute fortement et ce type de mesures excessives me semble discréditer l’ensemble des mesures si elles devaient être prises.
Prenons l’exemple des visites en EPHAD. Il faut bien sûr encourager les gestes barrières et les comportements protecteurs, mais cela a-t-il un sens d’empêcher une personne très âgée de voir ses proches pendant plusieurs semaines voire des mois quand la durée de vie dans un EPHAD est de deux ou trois ans en moyenne ?
Cela a-t-il un sens de fermer les bars et les restaurants ici ou là, ou après une certaine heure si les clients sont correctement espacés. Cela n’est pas plus dangereux que d’aller chez son boulanger ou son coiffeur. Va-t-on aussi fermer les salons de coiffure et les boulangeries ? Ou ne vaut-il pas mieux sanctionner les clients qui ne respectent pas les gestes barrières ? Pourquoi privilégier les sanctions collectives face à des fautes individuelles ?
Cela a-t-il un sens de confiner, et de mettre en péril nos commerces, nos entreprises, notre économie, et donc aussi nos vies, quand plus de 90% de la population n’est pas positive, et que plus de 90% des gens positifs ne développeront pas grand-chose comme symptômes ? Plutôt que d’arrêter nos vies, ne vaut-il pas mieux investir plus dans les hôpitaux et dans les traitements, faire en sorte que nous disposions de plus de lits de réanimation, plus de stocks de médicament, avec moins de pénurie (et pas que contre la Covid) ?
Si le principe de précaution doit s’appliquer face à ce virus, pourquoi ne pas l’appliquer ailleurs ? Pourquoi ne pas interdire le tabac qui tue lentement celui qui fume mais touche aussi le voisin qui respire la fumée. Pourquoi ne pas interdire le métro dont la friction des freins, des roues et des rails projette des tas de particules fines, dangereuses pour la santé, à des niveaux très supérieurs aux seuils critiques ? Pourquoi ne pas envoyer l’armée aider policiers et gendarmes à mettre un terme aux réseaux de trafiquants de drogue ou de prostitution sans oublier les islamistes qui préparent des attentats terroristes ? Où met-on la limite, où s’arrête-t-on ?
Le droit à un emploi fait aussi partie de la Constitution, il fait même partie du préambule de la Constitution de 1946. L’Etat en fait-il alors suffisamment, vis-à-vis de ses obligations constitutionnelles, pour garantir ce droit ? La liberté d’entreprendre, elle aussi, a valeur constitutionnelle. La fermeture des bars et restaurants, locale ou nationale, n’est-elle pas disproportionnée au regard des objectifs d’intérêt général qu’elle entend préserver ? L’intérêt général doit-il privilégier le droit constitutionnel de la liberté d’entreprendre, droit qui touche une large majorité de citoyens, ou le droit tout aussi constitutionnel de principe de précaution, sur un sujet qui ne touche gravement que de l’ordre de 0,25% des habitants du pays ? Après tout, la Vie n’est-elle pas une maladie mortelle et ne sommes-nous pas heureux d’en être atteint ?
Plus globalement, cette pandémie nous pousse à nous poser la question de la Vie. A quoi cela sert-il de vivre pour une personne très âgée si on la prive de voir ses proches ? Qu’est-ce que la vie ?
Le grand physicien Erwin Schrödinger, au début des années 40, s’était déjà posé cette question lors de colloques et dans un livre fondateur. Pour lui, la vie peut se résumer dans la formule ordo ab chao, l’ordre issu du désordre. La vie, selon ce grand chercheur, est un processus ordonné qui découle de mouvements fortuits et aléatoires des atomes et des molécules. Autrement dit, sans désordre, pas de vie. Et pas plus de vie si un ordre ne vient pas entourer le désordre.
Ordo ab chao nous donne alors une grille de lecture utile aussi dans nos choix actuels, une grille de lecture qui renvoie Bedos comme Véran à leurs chères études. Nicolas Bedos a ainsi tort lorsqu’il pousse à ne pas respecter les gestes barrières. D’ailleurs, comment aurait-il réagi si quelqu’un avait été rendre visite à son père malade à l’hôpital sans respect des protocoles sanitaires ? Il nie l’ordre qui doit entourer le chaos, et empêche ainsi la vie. Mais le ministre de la Santé, Olivier Véran, a tort également quand il mise tout sur l’ordre et oublie le désordre indispensable à la vie. En empêchant le chaos d’exister, il empêche de fait la vie.
Alors ordonnons notre désordre, et vivons, certes masqués, mais à pleins poumons !
Patrick Pilcer
Conseil et Expert sur les Marchés Financiers