Les audiences judiciaires seront donc « totalement filmées er diffusées ». Produites par Netflix, pendant que vous y êtes, cher Eric ?
Bravo, Eric ! La justice comme elle est ! Boum ! Schpok ! Caméras, micros et travellings ! Oui, là, n’oubliez pas les angles morts, la poussière, les corridors, loges et entretiens non actés… la hiérarchie n’existe pas, bien sûr … Comment se prend une décision, par quels entrelacs obscurs se dénoue un délibéré… Oui, je sais bien, tu es un avocat, Eric, et donc par définition rarement entré dans cette pièce particulière : la chambre des délibérés. Cette pièce fermée, close, en principe interdite aux tiers, un peu l’avers de la salle d’audiences. Ce monde que tu ne vois pas.
Toi, tu veux filmer le décor. Blablateries en tous genres, plaidoiries, incidents, réquisitoires, témoignages et demi-mensonges, désistements bien lâches et évanouissements. Ancien magistrat, j’ai surtout le souvenir des pompiers. Le rouge du sang ou de l’hermine n’est rien, mais entre deux sapeurs rouge fluo, la mort en direct, celle d’une mère, dont la crise cardiaque n’a pu être traitée, demeure dans mes pupilles. D’autres encore. Là, en pleine salle d’audience. Parce qu’un homme, un fils, était poursuivi et jugé pour ceci cela.
Ce monde en droite ligne issu de Loft Story en porte toute la vulgarité. Rien de nouveau, le théâtre, Mathurins, Edouard VII, t’a propulsé, après tes extraordinaires cent acquittements – oui, tu es le plus efficient avocat de l’histoire – en chancelier dont tu ne vois pas qu’il n’existe plus. Et pas depuis hier.
Rendre la justice aux Français, ce n’est pas filmer les insultes de deux trois Freisler -ce juge nazi, ancien avocat, président du tribunal du peuple, qui rédigeait ses jugements AVANT les audiences, et était excellement noté par sa hiérarchie- dont les héritiers ne sont pas tous allemands. Ce n’est pas davantage faire de gros plans sur nos Vichynski hexagonaux, qui ne recherchent pas la vérité mais une version officielle. Le vice-ministre proclamait « Condamner les coupables ne suffit pas. C’est en frappant les innocents qu’on obtient le silence du peuple ». Formule à graver en lettres de marbres ! Sur tous les frontons ! Justice d’Etat !
Le seul problème demeure celui-ci. On recherche la justice, mais la seule chose qui compte, c’est la vérité. Avocat, puis magistrat, j’ai mis trente ans à découvrir cet ANTAGONISME. Dieu merci, le père d’Estelle, disparue du côté de Guermantes, si loin de Proust mais si proche de l’enfer, fut plus véloce. Ou mieux dit, moins idiot que moi. C’était le 9 janvier 2003, nous sommes à l’automne 2020, et l’Etat a été – une fois n’est pas coutume – condamné pour faute lourde parce que d’exceptionnelles magistrates instructrices faisaient des années durant ceci cela -défoncer la dalle d’un restaurant asiatique – mais refusaient de s’intéresser à l’ogre des Ardennes ou de numériser un dossier parti en feuillets épars. Mais là, Eric, on filme quoi ?
Le profil du portrait-robot, le sourire syndical de telle exceptionnelle juge d’instruction… Profil gauche, bien sûr.
Finalement, diffusé en 2001, Loft Story – en français, histoire d’humanoïdes survivant au sein d’un espace industriel mué en local d’habitation – annonçait bien notre période. Le garde des Sceaux est-il séparé de X Y Z ? Ah ! le suspense insupportable ! Va-t-il faire filmer les audiences du juge des enfants ? Oui, non ? Un zoom arrière sur les foyers, les EPHAD qui sait ? leurs morts suspectes ? les vidéo-conférences des JLD, les salles du dépôt peut-être… enregistrer les murmures de magistrats en délibéré, comme l’y inciterait une certaine jurisprudence Bismuth Paul… et l’infirmerie des prisons ? Les parloirs peut-être… Brave Eric ! pauvre Eric…
Quand ce pays sortira-t-il du Moyen Age ?
Jean-Philippe de Garate