En 2006, la Grande Mosquée de Paris poursuivit en justice Charlie Hebdo pour la publication des caricatures de Mahomet. Son avocat était alors Chems-Eddine Hafiz. Quatorze années plus tard, et quelques centaines de morts français plus tard, en 2020, devenu recteur de la Grande Mosquée de Paris, et vice-président du Conseil Français du Culte Musulman, après la republication desdites caricatures, ce même Chems-Eddine Hafiz salua la liberté d’expression, y compris par la caricature. La veille de la prise de parole d’Emmanuel Macron sur le(s) séparatisme(s), le même leader de la communauté musulmane en France donne une interview au Monde pour préciser sa pensée sur les intentions élyséennes et sa vision de la prévention de la radicalisation.
Opinion Internationale, toujours en pointe du combat pour la laïcité, s’est penché sur ses propos, convaincus que c’est autant à la communauté musulmane de faire le ménage en son sein qu’à l’Etat d’entrer vraiment en guerre contre l’Islam radical.
D’abord, le recteur admet la réalité du séparatisme, mais écarte tout « parallèle entre l’islam et l’islamisme ». Les confondre serait effectivement une erreur voire une faute, mais il n’est toutefois pas pertinent de nier la relation entre islam et islamisme. Le second est une déclinaison dévoyée du premier. Hélas, l’islamisme ne se résume pas au djihadisme. Il est l’idéologie qui veut séparer la communauté musulmane, la Oumma, des autres que sont les mécréants, les dhimmis, celle qui veut aussi voiler et soumettre les femmes. C’est un islam fondamentalement rétrograde et politique, au sens où il exige que la loi religieuse, la charia, rythme la vie des croyants (l’athéisme ou l’agnosticisme n’y ont pas leur place). Toutes les religions, du moins celles du Livre, sont par essence politiques (les « Tables de la loi et ses « Dix commandements » communs aux trois religions monothéistes). Mais l’Islam est la seule qui ne soit pas ou qui ne soit pas encore sécularisée. Chems Eddine Hafiz insiste sur le contre-discours développé au sein de la Grande Mosquée de Paris. Tant mieux. Mais qu’en est-il du CFCM et du tissu de tous les imams de France ? Monsieur Hafiz et son président Mohammed Moussaoui sont contraints tous les jours de composer avec des adeptes d’un Islam bien plus rigoriste : Abdallah Zekri qui a multiplié des sorties inacceptables sur les grands principes de la laïcité, les associations turques ou fréristes membres du CFCM ne doivent pas avoir le même contre-discours.
Dans de nombreux pays musulmans, arabes ou non, la sécularisation s’était peu à peu imposée. Les femmes avaient largement tombé le voile (Mohammed Moussaoui rappelait récemment que le voile n’est pas une prescription de l’Islam et peu de leaders musulmans de France l’ont suivi), certaines portaient même la minijupe, avant que les Frères musulmans et autres salafistes n’exploitent les tourments de la dictature et de la pauvreté pour prendre le contrôle des esprits, des mœurs, de la société, et finalement des États. Aujourd’hui en France, de nombreux musulmans, même parfaitement intégrés, sont encore hostiles au blasphème et pour la séparation des femmes et des hommes dans les lieux publics, comme s’ils n’étaient pas véritablement assimilés à la République laïque. Ainsi, si l’islamisme n’est pas l’islam, il en est bien une composante qui, selon plusieurs enquêtes telles celles de l’Institut Montaigne, progresse chez les Français musulmans, les jeunes en particulier. Ce que reconnaît le Recteur de la Grande Mosquée de Paris. Tout croyant met sa foi au firmament de ses valeurs et convictions. Là n’est pas le problème. Mais souhaiter que la loi religieuse prime la loi laïque relève d’une autre logique. On ne saurait, au nom du « pas d’amalgame », occulter cette réalité. Au contraire, cette dénégation nourrit l’amalgame et la stigmatisation, terrain sur lequel se rejoignent l’extrême droite, l’extrême gauche (et verte) et l’islam radical.
Pour Chems-Eddine Hafiz, la ghettoïsation « d’abord urbanistique, puis sociologique, enfin économique, avant de devenir idéologique et identitaire » a nourri la montée d’un islam sectaire ou politique, prônant le séparatisme. Qu’elle y ait contribué ne fait pas de doute, mais en faire la cause sinon unique, du moins essentielle de la montée de l’islamisme est une thèse démentie par l’histoire et la géographie. Partout sur la planète, la marginalisation et parfois la violence sont largement sociales. Dans les bas-fonds des métropoles, dans les « quartiers » déshérités où les adolescents sont livrés à eux-mêmes et aux bandes, prospèrent la déscolarisation, le chômage, la délinquance et la drogue. La France n’a pas le monopole de la ghettoïsation. Le Recteur de la Grande Mosquée de Paris accuse l’État jacobin d’avoir « organisé lui-même la ghettoïsation ethnique et religieuse, quand il crée lui-même les conditions de l’échec scolaire, lorsqu’il accepte que dans certains quartiers la loi des gangs devienne la norme, et qu’il tolère que des organisations extrémistes et des associations liées à l’islam politique s’occupent du « soutien scolaire », de la gestion des affaires de la cité, voire parfois de la paix sociale, quand il renonce à lutter contre les économies parallèles… »
L’accusation est grave, mais la réalité nous paraît plus complexe et nuancée : d’abord, tous les musulmans ne vivent pas dans ces quartiers qui ne sont pas des ghettos où les gens sont parqués de force. Ensuite, la mixité ethnique y existait avant la montée d’un fondamentalisme religieux et identitaire qui a largement contribué à faire fuir les autres populations, celles d’origines européenne ou asiatique et bien entendu les juifs dont la sécurité était compromise. « S’il est fondamental de mettre les représentants de l’islam de France face à leurs responsabilités, il est tout aussi fondamental de rappeler les défaillances de l’État », se plaît à souligner Chems-Eddine Hafiz. On ne peut que souscrire au partage de responsabilités dans ce fiasco, dont on espère qu’il ne soit irréversible.
Il est indéniable qu’au cours de ces dernières décennies s’est ajoutée à l’échec social une dimension identitaire, d’abord islamique, puis plus récemment indigéniste. Les territoires perdus de la République sont une réalité, territoires abandonnés aux dealers et à l’islam radical (les deux faisant souvent bon ménage), parfois avec la bienveillance des élus locaux. Pointer la seule ghettoïsation pour expliquer l’islamisme revient, une fois encore, à brandir l’excuse sociale chère à la gauche et surtout à l’extrême gauche. Il y a toujours et partout eu des pauvres et des déshérités. Mais c’est surtout en terre d’islam, hier dans les pays musulmans, aujourd’hui dans les quartiers musulmans des banlieues françaises, que s’est développée l’idéologie séparatiste et théocratique. Hors mouvements islamistes radicaux, les noirs américains en révolte contre le racisme n’aspirent pas à remplacer la Constitution américaine par le Coran. La situation des ghettos américains est pourtant bien pire que celle des quartiers français. L’État n’y a pas versé des milliards à coup de « plans banlieues ». En revanche, Chems-Eddine Hafiz a raison d’évoquer le « désengagement de la puissance publique à l’échelle communale » et l’irresponsabilité des élus qui ont dont les « aventures ont livré une partie de notre jeunesse aux recruteurs islamistes, au monde de la délinquance, voire, depuis quelques années, au deux ». Le clientélisme politique est une plaie. Lors des dernières municipales, les Verts ont sciemment joué cette carte à l’égard des musulmans dans plusieurs communes, avec succès ! On se rappelle de l’élue « verte » voilée à Strasbourg.
Chems-Eddine Hafiz veut croire à l’engagement du chef de l’État autour d’un « consensus national », reconnaissant que « l’heure est grave ». Il affirme vouloir soutenir son projet « à condition qu’il ne relève pas de l’opportunisme politique ou du coup de communication », ni de « mesures gadgets ». Lui aussi propose des « pistes de travail », en commençant par le bon choix par l’État de ses interlocuteurs « pour garantir une cohabitation digne, sereine et pacifique entre l’islam et la République. »
En effet, on ne peut pas discuter avec les salafistes, qui ont l’avantage d’être visibles, ni avec ceux qui d’une façon ou d’une autre, sont proches de la confrérie des Frères musulmans, adeptes de l’entrisme et de la dissimulation (la « taqyia »). La Grande Mosquée de Paris (malgré son action contre Charlie Hebdo après la première publication des caricatures de Mahomet), ou le Conseil français du culte musulman (CFCM) présidé par Mohammed Moussaoui sont assurément des interlocuteurs dignes de confiance, même si certains de leurs membres sont bien plus radicaux que leur président et leur vice-président. Et le CFCM, disons-le clairement, n’a plus l’emprise sur le terrain et auprès des jeunes sur la communauté musulmane depuis longtemps déjà. On sera bien plus circonspects s’agissant des Musulmans de France (MF), anciennement Union des organisations islamiques en France (UOIF) et des organisations dirigées par de jeunes musulmans radicaux qui voudraient se sbustituer au CFCM pour représenter les musulmans de France.
Le recteur de la Grande Mosquée de Paris veut apporter sa contribution à la prévention de la radicalisation, en développant un contre-discours (mais quels en sont les moyens de diffusion, les équipes qui y travaillent partout en France ? Ee n’est pas l’excellentissime émission d’exégèse et d’herméneutique théologique « Islam » sur France 2 qui fera le poids sur le terrain), tout en permettant aux musulmans d’exercer leur foi sans susciter la suspicion.
Mais surtout, et ceci doit être salué comme le point clé de sa tribune dans Le Monde, le Recteur affirme qu’il « convient de redonner, en toutes circonstances, sa force à la loi, si une contradiction venait à s’installer entre la foi et la loi ». On croirait entendre Voltaire s’adresser aux catholiques ou Napoléon aux Juifs en 1804 ! La primauté de la loi laïque sur la loi religieuse, lorsqu’elles sont en contradiction, est la condition absolue de la sécularisation de l’islam et peut-être d’un avènement prochain d’un islam des Lumières, en France.
Chems-Eddine Hafiz invite les organisations islamiques françaises à « s’affranchir de toute tutelle visant à diffuser des visions contraires aux mœurs et aux usages de la République ». Il demande aux imams de « délivrer le vrai message islamique », soulignant l’influence néfaste de certains pays étrangers. Cette profession de foi est louable. Mais venant d’un homme que l’on sait proche des autorités algériennes, elles peuvent tout de même prêter à circonspection, assertion valable malheureusement pour tous les dirigeants du CFCM qui ont tous fait allégeance aux autorités de pays d’origine de la communauté musulmane de France. Cette faiblesse originelle est-elle insurmontable ?
Pour l’heure, l’essentiel est, outre de faire la guerre aux islamistes, jusque dans les caves et les domiciles de nos cités (50.000 mineurs subiraient des enseignements à domicile de salafistes ou de fréristes), de travailler à cette indispensable sécularisation, sans laquelle aucune religion n’est compatible avec la République. On ne demande pas à l’Islam d’abroger certains versets du Coran, quand bien même seraient-ils pour certains vecteurs de séparatisme, d’exclusion, de racisme et de haine. La Torah et la Bible (ou l’Ancien et le Nouveau Testaments) ne sont pas seulement des livres d’amour. Dans un pays laïc ou sécularisé, peu importe le texte, en définitive. C’est sa contextualisation et sa soumission à la loi nationale qui importent.
Oui, cher Chems Eddine Hafiz, Monsieur le Recteur, « dans un esprit de confiance mutuelle et de franchise, luttons ensemble contre le séparatisme islamiste et pour une vraie intégration du culte musulman dans la République. »
En paroles, Chems-Eddine Hafiz rend possible la fondation d’un Islam de France républicain et laïc. Et toujours en paroles, Emmanuel Macron veut lutter contre le séparatisme islamique (entre autres séparatismes). Dans les faits, le président de la République nous parle à présent d’une « République en actes », nous verrons et nous serons vigilants et en alerte permanente…
Michel Taube