Retrouvez Philippe Latombe dans le prochain Live Opinion Internationale jeudi 12 novembre 2020 de 19h à 20h30 sur Zoom. Programme et inscription ici.
Monsieur Philippe Latombe, vous êtes député Modem de Vendée et venez d’être nommé rapporteur de la mission parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ». Quels sont les principaux enjeux de cette mission ?
Les objectifs de notre mission sont de détecter les freins et de saisir les opportunités sur le chemin – abrupt – d’une souveraineté numérique aux niveaux français et surtout européen.
Je ne donnerai que quelques exemples. La blockchain est un outil technologique très récent qui, dans certains pays européens, a une existence légale et qui n’en a pas en France. C’est forcément un frein à l’utilisation de cette technologie. L’Italie l’a vite utilisée car le pays a très tôt instauré un régime légal qui a notamment servi à beaucoup d’entreprises italiennes de l’agroalimentaire aux fins de traçabilité de leurs produits. Donc, il nous appartient de nous pencher sur la question.
Cela passe aussi par les puces électroniques pour lesquelles nous n’avons que très peu de fabricants, et aucun du niveau mondial d’Intel. Il faut étudier comment recréer un écosystème, un cadre qui permettrait à ces technologies de pouvoir se redévelopper en Europe. Ainsi, s’il devait se produire des fermetures subites de marché, comme aujourd’hui entre les Etats-Unis et Huawei, nous ne serions pas dépendants des Américains pour les puces électroniques ou pour les systèmes d’exploitation de smartphones de type Apple ou Android.
Pour le moment, la France et l’Europe semblent à la traîne en matière de hardware (le matériel) comme le software (les applications qui collectent les données). On dit souvent, et c’est là peut-être qu’est la véritable e-souveraineté, que celui qui possède les données contrôle le monde.
Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) nous a donné une longueur d’avance et nous a obligés à nous organiser. On le voit avec les Clouds. On l’observe aussi avec le Health Data Hub (HDH), la plateforme des données de santé. Effectivement, quand on détient les données, on détient le monde. Les Européens ont commencé à le comprendre en lançant Gaia-X, une plateforme européenne de stockage de données. Maintenant, et ce sera l’objet de la mission, il faudra voir comment favoriser des solutions européennes via les appels d’offres.
Qwant, un moteur de recherche français, a suscité beaucoup d’espoirs pour être cette solution française…
Qwant était porteur d’espoir. Malheureusement, on se rend compte que ce moteur de recherche français n’est pas au niveau de Google. En outre, il y a très clairement un problème de gouvernance chez Qwant. Qwant est devenu le moteur de recherche par défaut de toutes les administrations publiques en France, mais la deuxième version censée se rapprocher du niveau de Google n’a pas été délivrée. C’est un souci car on a nourri beaucoup d’espoirs dans des entreprises françaises comme Qwant, en vain. Il faut que l’on examine comment recréer un écosystème qui ne soit pas simplement économique, mais aussi juridique et de gouvernance française et européenne. Cela donnerait une souveraineté à l’ensemble de la chaîne du numérique du hardware jusqu’au software. Quand je dis souveraineté, cela ne veut pas dire tout faire tout seul, mais que l’on ait une indépendance et pas simplement vis-à-vis des Etats-Unis ou de la Chine.
Pour reprendre la phrase « celui qui possède les données contrôle le monde », la domination, pardon la souveraineté, s’exerce donc d’abord sur la collecte de ces données. Or le modèle Qwant était de ne pas ou peu collecter de données. Mais, est-ce que cette démarche basée sur la confidentialité n’est pas un combat d’arrière-garde ?
A titre personnel, je n’en suis pas convaincu du tout. Je pense que nous pouvons collecter des données de façon volontaire et intéressante, en dehors d’un moteur de recherche comme Qwant. Grâce à l’outil qu’est le HDH, nous avons la possibilité de collecter des données de santé extraordinairement précises et anonymisées sur l’ensemble de la population française à condition d’achever la migration vers le dossier médical numérique partagé. On aurait ainsi la capacité d’effectuer des études épidémiologiques et longitudinales importantes avec un niveau de protection de ces données extrêmement fort, les Français n’ayant alors pas peur de partager leurs données. Mais il faut le faire de façon rationalisée et organisée. C’est ce que le RGPD a commencé à faire. En démocratie, la confidentialité n’est jamais un combat d’arrière-garde, il faut donc le poursuivre et même l’amplifier.
Google en est le contre-modèle. Il absorbe tout et n’importe quoi, quitte à faire des tris d’informations après. Google a par exemple créé une offre de mutuelle santé qui va être basée sur les données des recherches effectuées par les utilisateurs à propos de leurs achats ou de leurs intérêts. Cela fonctionne aux Etats-Unis, mais ce n’est pas possible en Europe, et c’est heureux ainsi.
Au vu de la capitalisation boursière des GAFAM et des BATIX, et de leur puissance digne d’un Etat, ne craignez-vous pas que le retard de développement du numérique français et européen soit irrémédiable ?
Je suis moins inquiet du retard que l’on peut avoir sur les systèmes d’exploitation ou les logiciels parce que nous avons de très bons ingénieurs en France ou en Europe, de bons programmeurs et de bons codeurs. On pourra se rattraper. Par contre, les GAFAM ont une capacité de lobbying intense pour lequel ils déploient des moyens financiers délirants. Je suis plus inquiet de voir leur faculté à bloquer les initiatives européennes, non pas en utilisant l’arme de la concurrence, mais plutôt en utilisant les procédés chers aux semenciers et vendeurs de tabac : le lobbying très intense à coup de milliards pour submerger le marché d’informations caduques.
Je m’inquiète davantage pour la souveraineté française et européenne au niveau du hardware. Nous n’avons plus les ingénieurs capables de fabriquer des puces électroniques. Ils ne sont plus au niveau d’Intel et consorts. Cela nécessite de recréer des usines spécifiques avec des savoir-faire complexes et importants. Je ne suis pas sûr que l’on soit compétent pour recréer rapidement une filière. Or, c’est essentiel si l’on veut développer des logiciels. Par exemple, Georges W. Bush avait refusé l’exportation de la PS4 à un certain nombre de pays du Golfe. Il ne voulait pas interdire à ces populations de jouer aux jeux vidéo. Simplement, à l’intérieur de la Playstation 4, il y a une puce avec une capacité de calcul très importante qui pouvait, si on démontait la console, servir à faire du guidage de missiles. J’aimerais bien que l’on soit en capacité de créer ce genre de puces, mais je ne suis pas sûr que l’on puisse le faire. La technologie est tellement poussée que de nos jours : on grave les puces à l’échelle d’un nanomètre et tout nanomètre gagné équivaut à dix ans de recherche et de développement.
Autrefois, la loi de Moore prédisait que la puissance des machines était multipliée par deux tous les trois ans, ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. La course à la miniaturisation des composants électroniques se heurte aujourd’hui à une limite, l’atome. Pour augmenter la puissance, les puces vont devoir changer de forme en adoptant le virage quantique. La loi de Moore est morte.
Est-ce que de toutes nouvelles technologies comme l’ordinateur quantique offriraient l’opportunité à la France et à l’Europe de développer des technologies encore très peu exploitées par Intel ou Motorola ?
Oui, c’est une possibilité que l’ordinateur quantique prenne le pas mais on en est encore loin. Mais là encore, cela nécessite de la recherche fondamentale, une recherche très développée aux Etats-Unis par les grandes firmes. Voir comment rattraper ce retard fera partie de la mission parlementaire. Au sein de la mission, il y aura des spécialistes de différents sujets. Nous interrogerons des scientifiques et des industriels. L’une de ces possibilités est certainement l’ordinateur quantique, à moyen terme.
Dans un volet plus économique, la force des instituts de recherche israéliens est d’être en même temps Polytechnique et HEC. On y apprend à innover, avec des résultats spectaculaires comme Waze ou Sodastream. En France, le CNRS ou l’INSERM ne devraient-ils pas être en capacité de créer les grands groupes de la société du numérique de demain ? Pour dire les choses autrement, la e-souveraineté ne doit-elle pas aussi s’écrire i-souveraineté comme innovations.
C’est une question intéressante. Effectivement, le modèle israélien, où on est à la fois chercheur et entrepreneur, est très particulier. On a plusieurs vies en même temps. Le jeune scientifique fait son service militaire dans des bureaux de recherche, avec la possibilité d’exploiter le fruit de son travail pour des applications civiles. Cela peut faire l’objet d’une start-up et donc d’une vente. En France, nous avons des spécialistes très bons dans leur domaine mais sans un bagage financier qui leur permette de penser entreprise. C’est peut-être ce qui nous manque aujourd’hui. Cependant, je ne pense pas que cela fasse partie du domaine de l’Etat.
Il va falloir que l’on ait à la fois des écoles d’ingénieurs et des écoles de commerces de très bon niveau qui se regroupent pour proposer des programmes communs. A l’instar de ce qui se fait par exemple en Israël, il faudrait que n’importe quel doctorant en physique quantique assiste, durant ses études, à des cours dans une école de commerce ou à l’université, pour qu’on lui apprenne les bases de la finance et du développement d’un business model. On deviendra une « startup nation » quand on arrivera à décloisonner, quand les entrepreneurs ne seront pas simplement perçus comme des chefs d’entreprises qui s’occupent de l’aspect financier, mais aussi comme des techniciens, et vice-versa. Aujourd’hui, on a du mal à ne pas spécialiser et à ne pas mettre les gens dans des cases.
Opinion Internationale a regretté qu’il n’y ait pas un grand ministère des innovations et du numérique. Ne serait-ce pas pourtant le premier acte concret de notre souveraineté numérique dans un pays où l’Etat est si puissant ?
Un peu comme vous, je l’ai déploré. On a morcelé le numérique dans le gouvernement. On a adjoint à Cédric O, secrétaire d’Etat au numérique, la 5G. Ce dernier risque de passer beaucoup de temps sur la partie 5G car elle pose des questions légales, juridiques et des questions d’appropriation par un certain nombre d’élus locaux. Amélie de Montchalin, ministre de la Fonction publique, s’occupe de la transformation numérique de l’Etat, alors qu’elle n’est pas secrétaire d’Etat au numérique. Dans chaque ministère, il y a des directeurs numériques qui font un peu ce qu’ils veulent.
Prenons un exemple. Le ministère de l’Intérieur a une direction du numérique spécialisée sur les titres sécurisés comme la carte nationale numérique, qui n’a pas la même vision que Bercy sur le numérique. Ne pas avoir un ministère transversal rattaché au Premier ministre conduit à éparpiller les initiatives. Il y aura des échecs, des succès, mais on ne capitalisera pas sur ces échecs ou ces succès pour en faire la règle commune à tous les ministères.
Je pense que la solution viendra de l’Union Européenne, comme pour le RGPD. J’espère que le livre blanc du numérique, qui est en rédaction par l’Union Européenne, va permettre d’harmoniser la politique du numérique. Néanmoins, on observe encore un certain nombre de commissaires européens qui s’attribuent des compétences sur le numérique, à l’image de Margrethe Vestager. Nous avons, avec Thierry Breton, un Français à la tête de la politique numérique de l’Union Européenne, et je m’en félicite pour notre pays.
Etes-vous nombreux sur les bancs de l’Assemblée nationale et du Sénat, et au sein du Parlement européen, à connaître la complexité et la technicité du numérique ou, du moins, à avoir conscience des enjeux stratégiques et économiques qui en résultent ?
Il y a quelques semaines, un article disait que nous étions une cinquantaine de députés à bien connaître les sujets du numérique. Le nombre n’est pas forcément important. La question, c’est comment sensibiliser nos collègues à ces sujets ?
Je pense que beaucoup de députés ont compris les enjeux du numérique. Par contre, ils sont peut-être restés, pour une partie d’entre eux, à l’écume des choses. Par exemple, il y a eu une tentative à l’Assemblée nationale d’imposer l’utilisation d’une identité numérique à la population pour accéder à des sites pornographiques. Je peux comprendre l’idée – il s’agit d’empêcher l’accès à ces sites par des mineurs -, mais, indépendamment des problèmes éthiques d’anonymat que cela pose, ces collègues oublient qu’Internet est quelque chose de mondialisé et qu’avec un VPN, un réseau privé virtuel, vous pouvez vous connecter en France via un autre pays sur n’importe quel site dans le monde. La proposition qui a été faite par mes collègues n’est pas opérante parce qu’ils n’ont pas de connaissances suffisantes, en l’espèce celle du VPN. C’est comme si je proposais un projet de loi sur le financement des collectivités territoriales totalement impossible à mettre en œuvre, parce que je ne connais rien aux finances publiques.
Depuis la crise de la Covid-19, énormément d’entreprises se sont dotées d’un VPN pour se protéger de possibles cyberattaques. Les VPN font partie du programme de cyberprotection proposé par Andrus Ansip, le député européen estonien.
Allez-vous évoquer les aspects éthiques que le développement du numérique interroge ?
Nous aurons à nous pencher sur l’éthique du numérique dans le cadre du rapport. Où se situe la limite sur l’éthique du numérique en Europe ? Théoriquement, la donnée de la reconnaissance faciale est une donnée sensible au regard du RGPD. Normalement, chacun devrait systématiquement donner son consentement pour l’utilisation de ces données. Sauf qu’il peut être biaisé, si la fourniture d’une prestation est conditionnée par l’acceptation de la reconnaissance faciale. Le consentement n’est pas totalement libre et éclairé, si l’on n’a pas la possibilité de refuser, tout en disposant d’une solution de contournement.
Au-delà de la reconnaissance faciale, personne ne peut utiliser Google sans accepter ses conditions, par ailleurs pas toujours conformes au RGPD. Livrer ses données à Google, est-ce finalement si grave, si le consentement de l’utilisateur est parfaitement éclairé ?
Quand on demande aux gens s’ils veulent que Google dispose de leurs données biométriques, ils répondent négativement. Sauf qu’ils oublient qu’ils lui ont donné leur consentement quand ils ont acheté un téléphone et que, pour déclencher ce téléphone, ils ont mis soit leur empreinte digitale, soit leur visage. Ils ne le savaient pas car Google leur a posé la question au détour d’une dizaine de pages à lire. Le don de leur consentement n’était pas totalement libre et éclairé. Il serait néanmoins intéressant de connaître leurs choix entre garder privées leurs données et utiliser leur téléphone.
Le Premier ministre a enterré en une seconde l’appli StopCovid, un échec français, alors qu’en Allemagne l’équivalent fonctionne très bien et participe de la politique de dépistage des personnes contaminées. Les dernières mises à jour d’Androïd et d’Apple proposent d’activer une fonctionnalité équivalente intégrée directement dans votre smartphone. N’est-il pas urgent d’activer cette solution ?
En Allemagne, il n’existe pas le climat de défiance dans lequel nous vivons actuellement, où toute décision du pouvoir en place est considérée a priori comme suspecte, et discréditée. De plus, chez nos voisins, le pouvoir est véritablement décentralisé à l’échelon fédéral ce qui permet une meilleure adéquation avec les situations locales. Avant même d’entrer en vigueur, StopCovid a souffert d’un déficit énorme de confiance, exacerbé par une surenchère politicienne de la part des LR et des LFI qui ont surfé sur la polémique des masques pour justifier leur position.
Par ailleurs, une appli de ce type s’adresse plus particulièrement aux jeunes actifs dont l’expérience montre malheureusement qu’ils ne sentent pas vraiment concernés par la lutte contre la Covid. On peut douter de l’efficacité d’une nouvelle tentative.
Propos recueillis par Raymond Taube, avec Maxence Eloi
Sont membres de la mission parlementaire sur la souveraineté française et européenne dans le numérique : Jean-Luc Warsmann (président), Philippe Latombe (rapporteur), Mme Virginie Duby-Muller, Mme Danièle Hérin, M. Denis Masséglia, M. Jean-Michel Mis (Vice-Présidents), Mme Valéria Faure-Muntian, M. Philippe Gosselin, Mme Marietta Karamanli, Mme Amélia Lakrafi (Secrétaires), Mme Laetitia Avia, M. Xavier Batut, M. Éric Bothorel, M. Moetai Brotherson, Mme Frédérique Dumas, Mme Paula Forteza, Mme Laure de La Raudière, M. Bastien Lachaud, M. Christophe Lejeune, Mme Marion Lenne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, M. Jérôme Nury, M. Pierre Person, M. Pierre-Alain Raphan, Mme Nathalie Serre (Membres).
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