La geekosphère s’alarme du rachat d’ARM par Nvidia, et avec raison. Pour les non-initiés, cet affolement des acteurs de la technologie numérique peut sembler bien accessoire : tout le monde connaît Microsoft, Google ou Apple, beaucoup moins, pour ne pas dire fort peu, ont entendu parler d’ARM et Nvidia. Et pourtant ! C’est un peu dans le monde du hardware comme si, dans celui des plateformes, la fille de Jeff Bezos épousait le fils de Bill Gates.
ARM, une pépite née à Cambridge, conçoit des processeurs et vend des licences à plus de 500 fabricants qui les vendent ensuite aux assembleurs de tablettes, téléphones intelligents ou ordinateurs portables. Votre téléphone ou votre ordinateur sont sans doute équipés d’un processeur ARM. « Il n’existe aucune entreprise importante de semi-conducteurs dans le monde qui ne dispose d’une licence ARM », déclarait récemment, Hermann Hauser, l’un des co-fondateurs d’ARM, un Autrichien installé au Royaume-Uni depuis les années 60.
Mais ce n’est pas tout. Depuis quelques années, ARM développe également des processeurs haut de gamme qui peuvent être utilisés dans les supercalculateurs. Les chiffres font rêver : le conglomérat japonais SoftBank, qui avait fait l’acquisition du groupe britannique en 2016 pour 32 milliards de dollars, va le céder à Nvidia pour la modique somme de 40 milliards. ARM est donc un acteur incontournable du hardware et l’un des seuls dont le siège et les centres de recherche sont encore sur le territoire européen ou britannique. Voilà pour ce qui concerne la future mariée.
Qu’en est-il du prétendant ? Nvidia, pur produit du génie californien, est le pionnier du calcul accéléré, une technique plébiscitée par les chercheurs, les concepteurs, en passant par les infographistes et les joueurs. Pour s’adapter aux nombreuses exigences de l’industrie et aux demandes toujours plus importantes en matière de puissance 3D, la firme a fait évoluer ses processeurs graphiques en véritables cerveaux numériques pour la réalité virtuelle, le calcul haute performance et l’intelligence artificielle.
« Avec l’achat d’Arm, nous pensons que Nvidia est en mesure d’offrir des solutions générales et hétérogènes à l’échelle des centres de données et de capturer jusqu’à 80 % de la valeur du traitement série de l’écosystème des centres de données. Nous pensons également que cette opération dotera Nvidia d’une place plus centrale dans le marché des centres de données », explique ainsi Mark Lipacis, un analyste de la banque américaine d’investissement Jefferies.
Tellement centrale la place effectivement, que l’on va assister à la création d’un géant, un mastodonte, qui exercera une position quasi-monopolistique et, cerise sur le gâteau, sera 100% américain. Aux avant-postes de la guerre économique en cours, les Chinois cherchent à faire avorter l’opération. Ils sont d’autant plus montés au créneau que l’inscription d’Huawei sur leur liste noire d’entités a eu un impact direct sur Arm, l’obligeant à suspendre ses travaux avec le géant chinois. Mais ils ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Hermann Hauser, l’un des papas d’ARM, est lui aussi particulièrement hostile à l’opération. Il s’insurge contre les risques pour le futur de l’entreprise et des emplois au Royaume-Uni, certes, mais aussi contre ceux pour la souveraineté technologique à travers le monopole américain.
Et l’Europe, dans tout ça ? L’Europe, actuellement si prompte à parler de souveraineté numérique, illustre parfaitement un oxymore célèbre, celui du « silence assourdissant ». Une levée de fonds de 40 milliards, cela peut laisser sans voix, il est vrai. Il est cependant éminemment stratégique de garder ce type de société sur le territoire européen, pour lui permettre de continuer son activité telle qu’aujourd’hui et s’assurer de toujours bénéficier de ses produits et innovations. Car c’est bien là le cœur, politique, et pas seulement économique, de la problématique.
Pour ce faire, soit un acteur européen rachète ARM et l’intègre, – les prétendants crédibles ne sont pas légions-, soit plusieurs acteurs européens conjuguent leurs efforts. Il faut donc trouver un mécanisme européen, une sorte de Bpi Europe qui permette de faire lever de la dette privée par des acteurs privés, en la garantissant, ce qu’aucun Etat européen n’est en mesure d’accomplir seul. Pourraient ainsi participer les pays qui le veulent, l’Allemagne, notamment, où de nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI) pourraient ainsi passer à la taille supérieure, la France, l’Italie, les Pays Bas… La BCE pourrait même apporter un soutien en rachetant les créances ainsi émises.
A défaut, les aspirations européennes à la souveraineté économique, à ce que Charles Michel, président du Conseil européen appelle « l’autonomie stratégique européenne », pourraient bien rester cantonnées au registre stérile de l’incantation.
Philippe Latombe
Député Modem de Vendée, rapporteur de la mission parlementaire « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ».