Du cynisme à la pusillanimité il n’y a qu’un pas, que M. Le Drian vient de franchir en affirmant devant les députés que dans le conflit du Haut-Karabagh la France doit rester neutre, en même temps que le Président de la République Française déclare qu’en s’engageant avec ses djihadistes aux côtés de l’Azerbaïdjan, la Turquie, pour sa part, avait franchi la ligne rouge.
La trêve annoncée par le Groupe de Minsk et négociée par la Russie n’a tenu qu’un instant. Il n’était pas dans l’intérêt de l’Azerbaïdjan de suspendre les hostilités dès lors qu’elle n’avait pu remporter immédiatement sur le terrain les succès escomptés. Et aujourd’hui la Turquie s’invite face à la Russie à des négociations à quatre, écartant de fait la France et les États-Unis, ses alliés de l’OTAN, sauf à pouvoir s’imposer comme leur porte-parole.
Tolérer ou exploiter les ambitions belliqueuses de cet État est une option illusoire qui n’a été jusqu’ici d’aucun profit. Car ceux-là même qui créent la guerre n’acceptent d’autre paix que celle que leur propre violence a rendue favorable. Ils poursuivent un but constant. Les appels à la paix lancés par les États et les instances internationales, en se gardant de désigner l’agresseur et ses complices, ne peuvent que servir à ces derniers d’encouragements.
Que veut l’Azerbaïdjan ? L’intangibilité de frontières qu’elle a héritée de l’époque soviétique, reflets des ajustements géostratégiques qui ont suivi en Orient et en Transcaucasie la Première Guerre Mondiale et la révolution bolchévique. Tous, se sont faits au détriment des Arméniens. Les exigences du nationalisme turc, intégralement partagées par l’Azerbaïdjan naissant, avaient été placées au-dessus des intérêts d’un peuple exsangue, décimé et chassé de la plus grande partie de son pays, et dont la voix fut étouffée.
Les années 1920 ont vu le Nakhitchévan et le Karabagh être détachés de l’Arménie. Il ne reste aucun Arménien dans le Nakhitchévan devenu azerbaïdjanais, où, à l’issue d’une destruction planifiée, plus même une pierre ne témoigne de leur existence. Le Karabagh, réduit quant à lui à une enclave artificiellement isolée, n’a cessé de dénoncer son sort. Alors que s’effondrait l’Union soviétique, sa population s’est légalement prononcée pour un rattachement à l’Arménie. Bakou a répondu par des pogroms. Le peuple lui a répondu par la proclamation de l’indépendance.
Ce que veut avant tout l’Azerbaïdjan, est ce qui reste encore du pays arménien, ce pays dont l’appropriation à tout prix a constitué la raison, le moteur et l’objectif du génocide des Arméniens par la Turquie. Le but est constant et l’impudence de ceux qui le poursuivent inchangée face à un Occident mercantile et une Europe fatiguée. Il y a longtemps que, sous les bannières changeantes de l’islamisme et du nationalisme, la Turquie agit en État criminel ; de même, il y a longtemps que les Arméniens sont sacrifiés sur les autels changeants de la paix et des équilibres mondiaux.
Tandis qu’on les massacrait, la France, avec Gabriel Hanoteaux, avait préféré prendre soin de l’Homme malade ; elle avait, avec Henri Franklin-Bouillon, offert à la dictature kémaliste les gants blancs grâce auxquels celle-ci pouvait engranger le bénéfice du crime. M. Le Drian, convaincu d’être stratège, ne fait rien de plus, ni rien de moins. Il peut cependant reconsidérer l’impératif qui l’oblige, et choisir enfin l’honneur et la lucidité, comme de grands hommes politiques ont su le faire dans certaines circonstances qui ne se discutent pas.
Le territoire du Karabagh a toujours été un pays arménien, et c’est ce que son peuple clame. Reconnu, il ne sera bien sûr viable qu’avec la zone de sécurité à laquelle il a dû nécessairement s’adosser, un espace sur lequel s’étendaient les principautés d’Arménie orientale avant la conquête russe. Mais face aux ambitions panturquistes qui resurgissent aujourd’hui, cette zone est également la seule garantie non aléatoire pour la sécurité de la République d’Arménie, dont l’étroit débouché sur l’Iran a toute la fragilité d’un couloir de Dantzig. Dantzig : cet avatar de l’Histoire ne devrait-il pas rester perpétuellement présent dans la mémoire de l’Europe ?
Kéram Kévonian
Président de l’UIOTC (Union internationale des organisations Terre et Culture, Paris)