La saga du LIT
06H40 - dimanche 22 novembre 2020

Histoires de lit : dans la ruelle des précieuses. Chronique pour une nouvelle époque de Jean-Philippe de Garate

Les nuits gagnent sur nos jours. Et l’automne finissant, nos heures s’étirent parce que ce deuxième « confinement » interdit à peu près tout aux Français : nager, danser, prendre un verre ailleurs que sur le trottoir… la liste est longue. Et le quotidien se hérisse semaine après semaine de complications absurdistanesques.

Dieu soit loué, ils ne nous traqueront pas jusque dans notre sommeil ! On l’oublie souvent : ce sont dans les ruelles des lits, ces espaces ménagés sur ce qu’on nomme aujourd’hui « la descente de lit » que se réunissait dans des temps pas si lointains ce qu’il faut bien nommer la résistance.

En ces temps de valse confinement, penser est encore toléré mais… pour combien de temps ? Librairies interdites ! Interdiction confortée par une ordonnance du Conseil d’Etat dont la motivation méritera de rejoindre, non le recueil des Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, mais le cent-vingtième tome des Perles de nos ronds de cuir. Cette fois, les rédacteurs se sont surpassés dans la collection des poncifs et vérités officielles controuvées par les faits, pour légitimer qu’un rideau de fer tombe ainsi, dans le pays de Voltaire, sur la pensée écrite. A ce rythme, on s’étonne que le sapeur Camember n’ait encore rejoint le Panthéon…ça ne saurait tarder, à ce rythme ! L’ENA demeure décidément aussi provinciale que Madame Bovary, l’élégance de sa fin en moins. Un décret suffira, il est vrai. Et un stage de cantonniers, suppléant le cours « d’éléments de langage », apprendra peut-être à nos Marmousets ce qu’est la résistance de la pierre…

Dieu merci, les Français sont moins inconséquents que leurs dirigeants actuels et rougiraient, eux, d’autoriser l’ouverture ininterrompue des tabacs depuis le début de la crise tout en fermant les bibliothèques. Si l’intelligence se définit par la « capacité d’adaptation », alors on demeure chez soi. Et, parce que le quatrième paragraphe de « l’attestation de déplacement dérogatoire » (un document accablant qui pèsera son poids de titane dans les procès impliquant nos brillants politiques « dans le monde d’après ») comporte la mention « déplacements pour l’assistance aux personnes vulnérables », alors les femmes de lettres et les hommes conservant quelques décagrammes de masse cérébrale se retrouveront, comme jadis.

Les ruelles, disions-nous d’entrée de jeu, furent donc des lieux de résistance. La résistance nobiliaire et intellectuelle du XVIIème siècle. Face au pouvoir écrasant du roi, du cardinal, la fronde n’était jamais loin, et dans les chambres, sur les pourtours du lit, les épisodes courtisans le disputaient à ce qui allait devenir « le bel esprit » français. Après les Frondes.

La Rochefoucauld rappelle ainsi dans ses Mémoires un épisode sur la « ruelle de la Reine » impliquant le duc de Buckingham : « Par un emportement que l’amour seul peut rendre excusable, il revint à Amiens le lendemain de son départ, sans prétexte et avec une diligence extrême. La Reine était au lit : il entra dans sa chambre et, se jetant à genoux devant elle et fondant en larmes, il lui tenait les mains ; la Reine n’était pas moins touchée, lorsque la comtesse de Lannoy, sa dame d’honneur, s’approcha du duc de Buckingham et lui fit apporter un siège, en lui disant qu’on ne parlait point à genoux à la Reine. »

Un duc ne roule pas dans une ruelle.

On y tient salon.

La marquise de Sévigné écrit ses lettres depuis sa couche, maintenue assise, confortée d’une masse de traversins, d’oreillers, et grâce à un pupitre qu’elle se fait porter pour y rédiger œuvres ou missives galantes. Les Précieuses Ridicules de Molière, quelques décennies plus tard, seront peuplées de ces cénacles où le bel esprit n’a d’autre rival que la résistance à la lourdeur des temps, l’écrasement des libertés qui porte la marque de Richelieu, de Louvois, et des monarques qu’ils courtisent.

Finalement, ces « salons » l’emporteront. Entendons-nous bien ! L’appartement bourgeois comporte une césure nette entre pièces de réception et pièces d’habitation, sur le modèle des appartements haussmanniens. Mais relisons nos plus grands auteurs, et découvrons ces femmes, ces hommes rassemblés dans la ruelle des lits. Tenir salon, c’est dans sa chambre.

Les épisodes grivois n’y sont pas exclusifs de vrais séances de réflexion : exemple parmi cent, Madame de Sévigné introduisit dans ses échanges, pas seulement épistolaires, une vraie réflexion sur l’éducation et la vie des femmes.

Les Précieuses n’étaient pas ridicules dans leur ruelle. Et puisqu’on finit par cela, n’ayons nulle inquiétude : en manière de ridicule, nous avons quant à nous tout ce qu’il faut.

 

Jean-Philippe de Garate

 

 

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