L’émotion n’est jamais bonne conseillère. C’est pourtant dans ces instants où l’imprévu vous rattrape qu’il convient de se retourner pour évoquer un parcours exceptionnel, celui de Valéry Giscard d’Estaing. Quelques lignes ne suffisent pas, tant le premier ancien élève de l’ENA à avoir été, en 1956, élu à l’Assemblée nationale (en même temps que Jean-Marie Le Pen et Roland Dumas) a marqué sept décennies de vie politique française et européenne. Quelques coups de projecteur, par nature impressionnistes, suffiront pour l’instant.
L’étudiant du milieu des années 1960 se souvient de l’exceptionnelle intelligence du ministre des finances de l’époque. À la tribune du Palais-Bourbon, pendant souvent plus de deux heures, il présentait le projet de budget sans se pencher sur le moindre papier et sans oublier le moindre chiffre significatif. Sa mémoire et son talent pédagogique faisaient merveille. Ils le feront toute sa vie. Tout paraissait clair et évident. Cela n’a pas empêché qu’il soit écarté du gouvernement Pompidou en janvier 1966, avant de lancer les clubs « Perspectives et réalités » et de devenir, après les élections législatives de mars 1967, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale et un partenaire indiscipliné de la majorité.
Après son élection à la présidence de la République en mai 1974, il incarne un vrai pouvoir présidentiel et propose, dès l’été, d’autoriser l’avortement, d’abaisser la majorité civique à dix-huit ans et d’ouvrir la saisine du Conseil constitutionnel à la minorité parlementaire. Dès ce moment, alors que Jacques Chirac est Premier ministre, il met sur orbite son idée de créer au centre la vie politique une nouvelle force électorale ayant vocation, avec ses alliés, à regrouper « deux Français sur trois », reprenant ainsi le score qui avait permis à la Constitution d’être adoptée le 28 septembre 1958. L’affirmation d’une volonté politique sans ambiguïté est mise en œuvre par ses fidèles dont Michel d’Ornano et Michel Poniatowski. Cette évidente prépondérance présidentielle se heurte, l’été 1976, à la résistance puis à la démission de Jacques Chirac. C’est la seule fois où le Premier ministre démissionne au nom d’un désaccord stratégique avec le Président de la République. De là naîtra cette guerre fratricide qui opposera pendant si longtemps (est-elle terminée ?) les « gaullistes » et les « giscardiens ».
La nomination de Raymond Barre mérite un arrêt sur image. Elle avait été préparée par l’entrée au gouvernement de l’intéressé quelques mois auparavant au poste de ministre du commerce extérieur. De l’automne 1976 au printemps 1981 le tandem Valéry Giscard d’Estaing / Raymond Barre a constitué une illustration idéale des relations, si difficiles à comprendre, entre le Président et le Premier ministre. Cette parfaite entente reposait sur plusieurs facteurs, indépendamment d’une tradition constitutionnelle désormais bien établie. Le Président avait du respect pour Raymond Barre, « le meilleur économiste de France », et savait que celui-ci serait d’une loyauté sans faille. Le titulaire de Matignon n’avait, à l’époque, aucune ambition vers un destin politique national, ayant été nommé sans avoir jamais été élu à la moindre fonction. L’un et l’autre partageaient une vision commune de l’avenir de l’Europe, fondée sur la sagesse monétaire et l’exemplarité des relations franco-allemandes. Il est probable que dans l’absolu secret de leurs entretiens ils pouvaient évoquer très librement des questions délicates, mais encore aujourd’hui, il est quasiment impossible d’en trouver la moindre trace. Dans leurs vies politiques ultérieures, l’un et l’autre ont protégé cette relation de confiance absolue, cette nécessité sans laquelle rien ne peut fonctionner. Tous les six mois le Président de la République rendait publique une lettre de mission avec un calendrier des réformes à opérer, donnant ainsi l’impression d’être le maître des horloges.
Les circonstances de 1981 sont suffisamment connues pour qu’il ne soit guère besoin d’y revenir. Valéry Giscard d’Estaing a quitté à regret l’Élysée, mais cette première transition entre un président de droite et un président de gauche s’est déroulée de façon parfaite. Les souvenirs des acteurs en témoignent.
Par la suite, le nouveau parcours politique de Valéry Giscard d’Estaing est marqué tant par son ancrage local que par son retour sur la scène nationale et sa dimension européenne. En 2000, en conjonction avec le Premier ministre Lionel Jospin, il est à l’origine de la réforme qui conduira à réduire la durée du mandat présidentiel de sept ans à cinq ans. Sans doute espérait-il pouvoir, en 2002, retrouver sa place dans la course à la présidence et, si possible, la terminer en tête ? Les circonstances ne l’ont pas permis. De ce fait, il a contribué à accélérer le rythme de la vie politique avec nos désormais périodes de cinq ans qui couplent élection présidentielle et élections législatives.
Après l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) Valéry Giscard d’Estaing a eu la charge de présider à l’écriture de la « Constitution européenne ». Il avait toutes les qualités politiques, intellectuelles et personnelles pour y réussir. Il lui manquait simplement le soutien des électeurs de son pays d’origine. Il en garda certainement une grande amertume. La fonction de président du Conseil européen aurait pu constituer un merveilleux débouché. Il n’en fut rien.
Au moment où, au-delà des souvenirs, il importe de s’interroger sur les mystères d’une vie, celle de Valéry Giscard d’Estaing entre dans le domaine de l’histoire : comment cette lumineuse intelligence, cette capacité à anticiper, cette éblouissante force de conviction n’ont-elles pas eu une destinée plus durable ?
Didier Maus
Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel,
président de la Société d’histoire de la Ve République