Les péripéties de la proposition de loi sur la sécurité globale et de son désormais célèbre article 24 nous offrent en direct une excellente leçon de choses constitutionnelle sur le thème « A quoi sert le Parlement ? ».
Reprenons les étapes dans l’ordre :
1) Le 20 octobre des députés LREM (donc proches du Président de la République) et d’Agir ensemble (également dans la majorité) déposent une Proposition de loi relative à la sécurité globale. Elle comprend trente-deux articles, ce qui est beaucoup pour une proposition de loi. La lecture de l’exposé des motifs est édifiante. Il s’agit de transcrire dans la loi certaines des conclusions du rapport remis au Premier ministre, Édouard Philippe à l’époque, en septembre 2018 par Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, députés. Il est clair qu’il s’agit de ce que l’on appelle en général une « fausse proposition de loi », c’est-à-dire un texte déposé par des parlementaires à la demande du Gouvernement pour gagner du temps et, parfois, éviter l’avis du Conseil d’État. L’article 24 est présenté comme destiné à prohiber « l’usage malveillant de l’image des policiers nationaux et militaires de la gendarmerie en intervention ».
2) Dès le lendemain, les deux auteurs de la proposition sont désignés comme rapporteurs par la commission des lois. L’examen en commission commence le 2 novembre et s’étale sur plusieurs séances jusqu’au 16 novembre. Une telle célérité est inhabituelle pour une proposition de loi.
3) Le rapport de Mme Thourot et de M. Fauvergue confirme le cheminement du texte et son endossement total par le Gouvernement : « L’importance de cette proposition de loi, qui s’inscrit dans le prolongement de différentes initiatives prises depuis le début de la législature, a justifié que le Gouvernement l’inscrive sur une semaine d’ordre du jour relevant de ses initiatives et engage la procédure accélérée, afin que la navette parlementaire puisse aboutir à la promulgation d’un texte dans les meilleurs délais. » On ne peut donc plus avoir de doute sur la volonté du Gouvernement, devenu celui de Jean Castex, de revendiquer le bénéfice (ou les aléas) du parcours parlementaire du texte. Aucun de ses articles, enrichis par le débat en commission, ne rencontre l’hostilité du Gouvernement. À ce stade l’article 24, qui a été précisé par des amendements de la commission, est présenté de la manière suivante : il s’agit « de réprimer pénalement le fait de diffuser, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. » Les intentions sont sans ambiguïté. On sait que début novembre ces dispositions commencent à susciter une réelle émotion, tant chez les journalistes que parmi les défenseurs de la liberté d’expression.
4) Face à ces réactions, le Gouvernement dépose un amendement, qui sera évidemment adopté, destiné à préciser que les dispositions envisagées doivent être lues « sans préjudice du droit d’informer ». Il faudra toute la science exégétique des uns et des autres pour expliquer comment une interdiction de diffuser, quel que soit son objet, ne porte pas atteinte au droit d’informer, droit considéré comme l’un les plus précieux d’une société démocratique.
5) La proposition ainsi modifiée est transmise au Sénat, lequel aura, en janvier à l’examiner en commission puis en séance publique avant que soit réunie une commission mixte paritaire.
6) Face aux réactions, réelles ou gonflées, des syndicats de journalistes et de ceux qui cherchent toutes les occasions de tailler des croupières à M. Macron au nom de la défense des libertés et d’un soi-disant « tournant liberticide » de sa politique, le Premier ministre promet une réécriture de l’article 24. Il est conforté en cela par des déclarations très explicites de M. Castaner, précédent ministre de l’Intérieur, devenu président du groupe des députés LREM. Les uns et les autres oublient (volontairement ?) de signaler que l’Assemblée nationale n’a plus la main et que celle-ci, comme on dit dans les casinos, est passée au Sénat.
7) Le président du Sénat ayant été obligé de monter au créneau pour rappeler, comme son collègue de l’Assemblée nationale d’ailleurs, que les transformations d’un texte en cours de discussion (voire la suppression totale d’un article) relèvent selon la Constitution de l’Assemblée saisie, éventuellement à la suite d’un amendement du Gouvernement, et d’une navette entre les deux chambres, le Président Macron est amené à calmer le jeu en assurant les uns de son respect absolu de la liberté de l’information, les autres de son rôle de gardien des équilibres constitutionnels.
8) Il appartient désormais au Sénat (d’abord en commission des lois, puis en séance publique) de se prononcer, après la trêve des confiseurs, sur la proposition « sécurité globale ». D’ici là, chacun peut réfléchir à la manière de concilier les promesses faites aux syndicats de la police avec les exigences de la liberté de l’information. Celui qui trouvera la bonne martingale méritera un prix : au choix une matraque en chocolat ou un stylo à encre invisible. Le concours est ouvert. Le Conseil constitutionnel en sera probablement le juge final.
Au-delà des péripéties rappelées sommairement ci-dessus, une double leçon s’impose :
– Sur un sujet, la sécurité, qui par nature touche aux libertés fondamentales, il est préférable de ne pas oublier le Conseil d’État. Si son avis est favorable, le Gouvernement peut en tirer argument ; dans le cas contraire, il peut anticiper les difficultés.
– Quand la procédure parlementaire est engagée, il est préférable, pour des raisons à la fois politiques et constitutionnelles, de laisser les choses se dérouler normalement. Le débat parlementaire, surtout en première lecture, est fait pour confronter en public les opinions, acter ce qui consensuel et ce qui est conflictuel et en fin de parcours faire prendre la décision par accord des deux assemblées ou par la seule majorité de l’Assemblée nationale.
Oublier que selon l’article 24 (lui aussi) de la Constitution « Le Parlement vote la loi. », c’est quelque peu oublier la démocratie.
Didier Maus
Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel