Au moins 700 enfants de djihadistes européens, dont près d’une moitié de Français, sont aujourd’hui retenus dans le Nord-Est syrien. Alors que les États refusent toujours un rapatriement global, les recours en justice s’embourbent depuis bientôt deux ans. Pendant ce temps, plusieurs dizaines d’enfants européens meurent dans les camps Kurdes.
Assise dans un square de la banlieue parisienne, Lina* (le prénom a été modifié) peine à se détacher de son téléphone portable. D’un moment à l’autre, elle doit recevoir le délibéré du juge du tribunal de Paris. La trentaine, silhouette fine, voix posée, à bien des égards, elle ressemble à beaucoup de gens de sa génération. Pas tout à fait, à vrai dire. Lina est la sœur d’une djihadiste française. Partie en Irak en 2015, un an avant la bataille de Mossoul, pour rejoindre le groupe État islamique, sa sœur est aujourd’hui retenue en Syrie avec son fils de 4 ans, dans le camp de Roj, à une vingtaine de kilomètres au sud de la frontière turque.
Depuis l’année dernière, Lina milite pour que son neveu, né en zone de conflit, et elle soient rapatriés en France. « J’y pense tout le temps. Je suis sans arrêt sur mon téléphone à la recherche d’un message de leur part, ou pour m’informer sur la situation là-bas. » Aujourd’hui, le verdict du tribunal représente son dernier recours. Quelques minutes plus tard, le téléphone se met à vibrer. La décision est négative, le juge se déclare incompétent. Lina ne semble pas affectée. Ce genre de réponse, elle est y habituée. Presque résignée. « Je ne vois pas ce qu’on pourra faire de plus », souffle-t-elle.
Comme elle, près de 200 familles attendent désespérément le retour de leurs proches partis en Syrie. 400 femmes de djihadistes d’origine européenne et leurs 700 enfants tentent de survivre dans l’un des trois camps du Kurdistan syrien, au Nord-Est du pays. Depuis 2017, elles ont fui la guerre civile, à mesure que l’État islamique perdait du terrain en Syrie. A la fin du califat, matérialisée par la prise de Baghouz, en mars 2019, leurs hommes ont été incarcérés. Elles ont été interceptées avec leurs enfants par les autorités kurdes qui contrôlent la région, puis placées dans ces trois camps de fortune, à Al-Hol, Roj et Aïn Issa.
A l’heure actuelle, 300 enfants français seraient retenus sur place. Si certains avaient été faits enfants-soldats par Daech, ce n’est pas le cas de la très grande majorité d’entre eux, nés sur place, et qui ont donc moins de 6 ans. “Il faut sauver ces enfants en les rapatriant, alerte Samia Maktouf, qui se présente comme une avocate de “victimes du terrorisme”. Depuis deux ans, elle a choisi de ne défendre que les orphelins parmi les Français retenus en Syrie, craignant un conflit d’intérêts avec la défense des femmes de djihadistes, qui ont, elles, appartenu à l’État islamique (EI) sans avoir nécessairement pris les armes. « Ils sont totalement innocents et n’ont pas à porter le poids de ce que leurs parents ont fait au nom de Daech. »
371 enfants morts en 2019
C’est aussi la position des instances internationales, ONU en tête, qui ne cessent depuis dix-huit mois d’appeler à leur rapatriement. Quelques semaines après le coup de colère de la directrice générale de l’Unicef contre les gouvernements européens, accusés de les « abandonner », la Haut-Commissaire aux droits de l’homme enjoignait en juin 2019 tous les États concernés à rapatrier ces enfants ayant subi « de graves violations de leurs droits ». Dans le même temps, la Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’adressait à ses 47 États membres pour qu’ils « rapatrient d’urgence leurs ressortissants mineurs bloqués dans le Nord-Est syrien ». En janvier dernier, la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie menée par l’ONU préconisait un rapatriement avec leurs mères, « au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant », ce qui n’empêchera pas que la majorité d’entre elles soient jugées voire incarcérées à leur retour.
En France, saisi depuis deux ans par huit familles, Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, a remis en mai 2019 à Jean-Yves Le Drian, Nicole Belloubet et Édouard Philippe sa décision concluant que la France violait les droits de l’homme et les libertés fondamentales de ces enfants. Une semaine plus tard, le Premier ministre de l’époque était sommé d’agir par la Commission nationale consultative des droits de l’homme française (CNCDH), qui invoquait « leur droit à la vie, à la santé et celui de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants ». L’année dernière, au moins
371 enfants étrangers sont morts à Al-Hol, selon le Croissant-Rouge kurde. Parmi eux, un petit Français, décédé à l’été 2019 d’une septicémie. « Ils n’ont même pas le droit de se procurer du paracétamol. Là-bas, une simple bronchite se surinfecte et peut être mortelle. Certaines brûlures ne sont toujours pas cicatrisées un an après. Des vies sont en jeu », précise Lina, qui travaille elle-même comme infirmière. En un seul hiver, l’Organisation mondiale de la santé a recensé, fin 2019, le décès de 29 enfants à Al-Hol, notant que la population du camp avait triplé en quelques semaines, pour atteindre plus de 70 000 personnes. La situation sanitaire s’est lourdement détériorée depuis l’afflux massif des familles de djihadistes, aggravée depuis par la crise du Covid-19. Si les Nations unies ont annoncé début août les trois premiers cas de contamination au nouveau coronavirus, parmi les soignants, aucun mort du Covid n’est recensé pour le moment par les autorités locales, bien que huit enfants, tous âgés de moins de 5 ans, sont morts la même semaine, indique l’ONG Save the Children, du fait d’un manque d’approvisionnement directement lié aux conséquences de la pandémie dans cette région.
« Cas par cas »
Sourd à toutes ces injonctions, le gouvernement français entend pratiquer une politique dite du « cas par cas ». Sur le papier, il envisage le retour des enfants français détenus au Kurdistan syrien, avec l’accord de leurs mères, tout en restant ferme vis-à-vis d’elles : elles seront jugées et détenues sur place. Au printemps 2019, un premier plan de rapatriement de 149 enfants – révélé par Libération – a été pourtant abandonné sans explications. « Tout était prêt. J’avais préparé les chambres pour leur retour, je leur avais acheté des affaires. Ça a été une douche froide. On s’est sentis trahis par la France », se souvient Lina. In fine, seuls 18 rapatriements auront lieu, dont 15 d’orphelins, en mars et juin 2019. D’après des sources diplomatiques, l’exécutif a attendu qu’il n’y ait plus aucun départ de Français pour la Syrie avant d’organiser les premiers retours.
« Le cas par cas, c’est cynique, et ça ne fait pas une politique », coupe Patrick Baudoin, avocat et rapporteur de l’avis déposé en septembre 2019 par la CNCDH sur le sujet. Exaspéré par les « formules de circonstances » du Premier ministre dans une série de courriers échangés avec lui, Patrick Baudoin a décidé, à l’été 2019, de mener avec plusieurs dizaines de juristes des auditions auprès de toutes les parties concernées : avocats, magistrats, juges pour enfants, Parquet national antiterroriste, services sociaux… La conclusion de son rapport est claire : le cas par cas sert d’abord les intérêts du gouvernement. « C’est très Ponce Pilate. D’un côté, dire que la France rapatriera au cas par cas donne l’impression que l’on examine le dossier. D’un autre côté, cela permet de ne traiter que très peu de cas et de ne pas aborder de front la totalité du problème. »
La France n’est pas le seul pays européen à prôner une telle stratégie. Exceptés l’Espagne, qui a annoncé en octobre dernier le rapatriement de ses 17 enfants retenus en Syrie, et les Pays-Bas, contraints en novembre par leur justice à rapatrier d’ici peu 56 des 90 enfants néerlandais concernés, les États européens s’inscrivent tous dans cette politique sélective. Seuls dix pays occidentaux ont procédé à des rapatriements, le plus souvent au compte-gouttes. Depuis l’an dernier, à eux tous, la France, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande et les Pays-Bas n’ont rapatrié officiellement que 70 enfants sur les près de 700 que comptent ces pays dans le Nord-Est syrien.
Sans être ouvertement hostiles au rapatriement, la plupart affichent une position dure, comme le Royaume-Uni et le Danemark. A Copenhague, le ministère des Affaires étrangères considère que les djihadistes danois « doivent prendre leur responsabilité vis-à-vis de leurs enfants et la situation terrible dans laquelle ils les ont entraînés ». Et confirme que les rapatriements « ne seront considérés qu’exceptionnellement, et pour des enfants particulièrement vulnérables sur le plan physique ou s’ils sont orphelins ». Ce raisonnement fait bondir Patrick Baudoin : « Les autorités font preuve d’une hypocrisie morale choquante. Il est difficile de choisir entre ces enfants, qui sont tous dans une situation d’extrême vulnérabilité », affirme-t-il, avant de glisser que « dans ce dossier, on n’est plus à un paradoxe près ». Le Danemark a ainsi fait adopter à l’automne 2019 une loi privant de leur nationalité les enfants de djihadistes danois nés en zone de conflit. Si celle-ci n’a pas encore été appliquée, le gouvernement tient à relativiser son impact et assure « ne pas vouloir fabriquer des apatrides ». Tous se retranchent aussi, comme la Norvège, derrière le fait qu’ils ne peuvent décider de ces rapatriements unilatéralement, sans l’accord des mères.
Raison d’États
Cette extrême réserve s’explique en partie par une opinion publique largement défavorable au retour de ces enfants, comme de leurs parents. En France, deux citoyens sur trois y sont par exemple opposés, selon un sondage Odoxa-Dentsu réalisé en février 2019, alors qu’avec 250 morts en cinq ans, l’Hexagone a été la plus touchée par le terrorisme islamiste en Europe. « La sensibilité de l’opinion publique sur la question du terrorisme est très contraignante pour les pouvoirs, note Arnaud Benedetti, expert en communication politique et enseignant à la Sorbonne. Les États européens essaient de godiller entre une position de fermeté exigée par l’opinion publique et une position qui se veut malgré tout humanitaire. »
Pour les pays concernés, cette injonction paradoxale fait du cas par cas l’outil idéal permettant de ne pas susciter de l’anxiété au sein d’une population qui refuse de distinguer les djihadistes de leurs enfants. En procédant à un rapatriement total, Emmanuel Macron s’exposerait, lui, à une critique de plus sur sa politique régalienne de la part du Rassemblement national, son adversaire désigné pour la présidentielle de 2022. « Le gouvernement a choisi d’adopter une communication a minima, observe Arnaud Benedetti. L’idée pour lui, c’est d’éviter les polémiques. D’où cet entre-deux communicant. »
Pour justifier leur position, la plupart des États européens invoquent officiellement un manque de moyens pour contrôler la situation sur place. Dans une lettre adressée au président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Édouard Philippe affirme que si la France agit bien au sein de la coalition internationale en Syrie, elle « n’exerce aucune autorité sur le territoire du Nord-Est de la Syrie ni aucun contrôle sur les majeurs retenus dans ces camps ou les mineurs qui les accompagnent ». L’argument est balayé par Patrick Baudoin : « Quand la France dit qu’elle n’a pas le contrôle sur les camps syriens, c’est faux. C’est une décision prise par les organes français. La meilleure preuve de ces liens entre la France et les Kurdes, c’est qu’il y a déjà eu des rapatriements d’enfants. » Dans son rapport, la CNCDH liste d’autres indices tendant à prouver une influence française sur la zone. Outre les relations étroites avec les Forces démocratiques syriennes, à majorité kurde, dans le but de lutter contre l’EI, une femme aurait été maintenue dans un camp sur ordre des autorités françaises et contre la décision des autorités kurdes de la libérer. Interrogé à plusieurs reprises sur ce sujet, le Quai d’Orsay n’a pas souhaité s’exprimer. En avril 2019, lors d’une réception à l’Élysée des forces arabo-kurdes engagées en Syrie, Emmanuel Macron avait pourtant assuré ces dernières du « soutien actif de la France dans la gestion des combattants terroristes faits prisonniers et de leurs familles ».
Une série de contradictions apparentes que Samia Maktouf explique avant tout par un manque de courage politique. « On sacrifie des enfants alors qu’il y a un boulevard sur ce dossier. Tous les moyens sont là pour rapatrier. Il en va de l’honneur de ces enfants mais aussi de l’honneur de la France. » Avocat de la famille d’une djihadiste retenue à Roj avec ses filles, et auditionné par la CNCDH, Bernard Tcholakian n’y va pas par quatre chemins. D’après lui, « la campagne présidentielle a déjà commencé », amenant ces enfants à « payer les conséquences d’une raison d’État ». Une hypocrisie que les européens pousseraient plus loin, en allant « jusqu’à présenter le non-rapatriement comme le réel courage politique, selon Bernard De Vos, le délégué général aux droits de l’enfant en Belgique. Une initiative des gouvernements français et belge inciterait les autres Etats européens à rapatrier. »
Du côté de la Commission européenne, l’eurodéputée française Nathalie Loiseau et ex-ministre chargée des Affaires européennes, tente de défendre le « cas par cas ». Si elle se dit favorable au retour des enfants, elle met surtout en avant « la difficulté de mettre en œuvre ce principe. J’entends beaucoup de Y’a qu’à faut qu’on. C’est un peu trop facile, depuis l’Europe, d’ordonner aux Kurdes d’aller chercher ces enfants. » Et de rappeler que « les premiers responsables sont leurs parents. Ces enfants n’auraient jamais dû se trouver dans ces zones de conflit ». Désormais présidente de la commission de la sécurité et de la défense, Nathalie Loiseau a mené une série d’auditions sur la question, quelques semaines avant l’adoption d’un texte au Parlement européen, en novembre 2019, à l’occasion du trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant. La résolution prie « instamment les États membres de rapatrier tous les enfants européens » et « déplore l’inaction des États à cet égard et l’absence de coordination au niveau de l’Union ». Une position de principe sans surprise de la part de Bruxelles, toujours pro-actif dans le domaine des droits de l’homme, mais impuissant dans un dossier qui relève d’une compétence exclusivement nationale.
Enjeu sécuritaire
Pour convaincre les gouvernements, les partisans du rapatriement global agitent également un argument sécuritaire, le plus à même aussi, sans doute, de ranger l’opinion publique de leur côté. En insistant sur la situation de plus en plus volatile dans le Kurdistan syrien, aggravée depuis octobre par l’offensive turque, ils s’inquiètent du risque que ces camps soient démantelés. Depuis le lancement de l’opération “Source de paix”, près de
800 proches de djihadistes étrangers auraient déjà fui le camp d’Aïn Issa, où il ne resterait plus aucun Français. Femmes et enfants peuvent alors s’évaporer puis être à nouveau enrôlés par Daech. L’argument entend également servir l’intérêt des Etats sur leur propre sol. En France, le rapatriement permettrait alors de les observer et de les suivre dans le but de prévenir leur radicalisation. « Ce ne sont pas 300 enfants qui vont faire trembler la République, ironise Elyamine Settoul, spécialiste des phénomènes de radicalisation et maître de conférence au Cnam. On ne déradicalise pas un enfant de 3 ans. » Pour le chercheur, la question du rapatriement couvre essentiellement un enjeu idéologique. « Les laisser à l’Etat islamique, c’est aussi dire à Daech qu’il a gagné et que nous avons perdu, en envoyant le signal que la France ne considère pas ces enfants comme des Français. Cela alimente l’idéologie de Daech. »
Ultime argument des pro-rapatriement : la France a déjà accueilli des enfants de djihadistes, sans toutefois qu’il ne s’agisse de rapatriements au sens strict. Hors initiative gouvernementale, 136 enfants de djihadistes partis en Syrie et en Irak sont déjà rentrés depuis 2016, dont 30 l’année dernière. Ces enfants appartenaient à des familles ayant fui vers la Turquie, où l’accord Cazeneuve, passé en 2014 et conforme à la procédure « hot
spot » européenne, entraîne leur expulsion automatique depuis Ankara vers la France. Alors que 80 % de ces enfants ont aujourd’hui moins de 10 ans, leur insertion semble globalement positive. Placés chez un proche ou dans une famille d’accueil spécialement formée, la plupart d’entre eux sont actuellement scolarisés. « C’est plutôt bien géré. On est assez discrets, et c’est la bonne méthode », rassure Elyamine Settoul, qui ne voit pas dans ces retours quelque chose d’exceptionnel. C’est parfois similaire au retour d’enfants-soldats de Tchétchénie ou de certains pays d’Afrique, à la différence qu’ici, les parents sont à l’origine des départs vers ces zones de guerre. Mais la France sait traiter ce genre de cas. » Selon une source ministérielle, ces enfants présentent tous des signes de souffrances liés à des troubles post-traumatiques. Les pédopsychiatres responsables affirment, eux, avoir noté des retards de développement et des troubles de l’attachement chez certains enfants.
Nœud juridique
Aujourd’hui, pour sauver ces enfants, le combat des familles se déplace dans les prétoires. Face à l’inaction des politiques, leurs avocats multiplient les recours juridiques tous azimuts afin de contraindre les États à rapatrier les enfants. En France, Marie Dosé joue un rôle majeur dans cette bataille. Mandatée par une quarantaine de familles, elle représente une centaine d’enfants français, soit un tiers de ceux retenus dans les camps kurdes. « On a le sentiment qu’elle se bat pour un membre de sa propre famille. C’est elle qui nous relève quand on a envie de baisser les bras », lance Lina, qui a fait appel à elle après l’avoir vue sur un plateau de télévision. À pied d’œuvre depuis plus de deux ans, Marie Dosé prévient, solennelle : « C’est une partie de l’histoire de France qui est en train de s’écrire. » L’avocate a multiplié les demandes auprès du Quai d’Orsay et déposé une requête devant le Conseil d’Etat. Sans succès : la justice française s’est jusqu’à présent déclarée incompétente sur ce dossier, la décision de ne pas rapatrier les enfants relevant d’un acte de gouvernement. Une exception en Europe. « Depuis, on essaie de trouver des failles juridiques ou de faire jurisprudence, ce qui est difficile », explique Marie Dosé. Compétente pour juger les membres du gouvernement, la Cour de justice de la République a été appelée en septembre 2019 à se prononcer sur la responsabilité du ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et de Nicole Belloubet, la garde des sceaux. Là encore, réponse négative.
Après avoir épuisé toutes les voies de recours françaises, l’avocate a saisi les Nations unies au printemps 2019. Deux plaintes ont été déposées contre l’État français, devant le Comité des droits de l’enfant et le Comité contre la torture. Problème : cette juridiction n’est pas contraignante, son seul pouvoir étant de rappeler les États à l’ordre en jouant sur leur réputation à long terme. Quelques semaines plus tard, Marie Dosé, avec d’autres confrères, a alors porté cinq demandes de rapatriements devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le 10 février dernier, une première en Europe, les juges ont accepté de se pencher sur l’une d’elles, qui concerne deux enfants de Al-Hol.
Pour gagner ce procès, l’avocate doit d’abord prouver qu’ils ont subi des traitements inhumains et dégradants (article 3 de la Convention) ou qu’ils ont été bannis de leur pays (article 3 du protocole 4), ce qui est interdit. « Tout l’enjeu n’est pas tellement de savoir si les droits de ces enfants sont violés. Il n’y a aucun doute là-dessus », estime Loïc Robert, spécialiste du droit public européen et maître de conférence à l’université Lyon-III. Pour lui, la vraie question est de savoir « si l’on peut imputer ces violations aux États européens et si cette condamnation entraînerait une obligation de rapatriement ». En théorie, un État n’est responsable que des faits qui se déroulent sur son territoire. Sauf dans trois situations. « D’abord lorsqu’un pays contrôle le territoire d’un État tiers », note Loïc Robert, relevant aussitôt que « cet argument ne marche pas puisque le Kurdistan syrien n’est pas un État ». Ensuite si un pays européen a le contrôle sur les personnes retenues dans les camps, ce qui paraît difficile à établir. « On peut se fonder sur deux choses, analyse Nicolas Hervieu, juriste en droit européen, chargé d’enseignement à Science Po. Montrer soit un contrôle financier, en révélant un deal entre la France et les Kurdes pour que ceux-ci gardent ces familles dans les camps, soit la présence de forces spéciales françaises ayant commandé aux Kurdes. Mais on butte sur la question des preuves, noyées dans une chape de secrets. »
Dernière exception au principe de compétence territoriale : montrer que le pays européen contrôle la situation dans les camps du Nord-Est syrien. « La France a un pied dans ces camps, c’est vrai, mais c’est aussi le problème : elle n’a qu’un pied, pas les deux », rétorque Benoît Chabert, le représentant de l’agent judiciaire de l’Etat, présent lors des séances devant les tribunaux judiciaires français. « L’autre difficulté, c’est que si l’on impute ce contrôle de la situation aux États européens, on risque de les rendre responsables de toutes les violations des droits de l’homme dans le monde », poursuit Loïc Robert. Le dossier, embourbé dans un nœud juridique, pourrait traîner devant la cour durant deux ans, à moins que celle-ci ne fasse évoluer sa jurisprudence au vu de l’urgence de la situation. « On touche un sujet ultra-sensible, insiste Nicolas Hervieu. On peut tout aussi bien argumenter en faveur ou contre le rapatriement. Dans ce débat, on est aux confins du juridique et du géopolitique.»
À en croire les juristes, le rapatriement des enfants obligerait, de fait, à rapatrier les mères, en raison d’abord de leur filiation, la CEDH ne pouvant séparer enfants et parents qu’en cas de circonstances vraiment exceptionnelles. Or, les gouvernements européens sont hostiles au retour de ces mères, ce qui explique qu’ils n’ont quasiment rapatrié que des orphelins jusqu’ici, au moins 43 connus sur les 70 enfants. « Outre leur filiation, si les enfants subissent des traitements dégradants, il y a de fortes chances pour que leurs mères aussi subissent ces mêmes traitements », ajoute Loïc Robert. Sur le plan psychologique, un rapatriement des enfants séparés de leurs mères pourrait également avoir de lourdes conséquences. « Qu’est-ce que je vais dire à mon neveu dans dix ans s’il est rapatrié sans sa mère ?, interroge Lina. Quand il comprendra que le France a choisi de la laisser en Syrie, il aura du ressentiment envers son pays. On est peut-être en train de créer indirectement une nouvelle génération de radicalisés, voire de terroristes français. » En février dernier, une décision du juge des saisies du tribunal de Bruxelles est venue jeter le trouble sur le rôle de ces mères, accusées « d’instrumentaliser leurs enfants pour améliorer leur propre situation par des tentatives de chantage » envers la Belgique. « Du grand n’importe quoi », selon Bernard De Vos, qui estime que les mères protègent avant tout l’intérêt de leurs enfants.
En attendant, la seule possibilité pour ces familles reste le plus souvent la fuite, alors qu’une source proche du dossier soutient que « des Françaises sont déjà en train de s’évader des camps ». Pour rallier la Turquie avec leurs enfants, ces femmes peuvent payer un passeur jusqu’à 20 000 euros, sans garantie d’atteindre la frontière. « C’est une mafia là-bas, il ne faut faire confiance à personne », s’inquiète Lina, assurant par ailleurs que l’envoi d’argent sur place représente « un gouffre financier » pour les familles concernées en France. « Ma fille et ses enfants avaient payé un passeur, ça n’a jamais marché. Depuis un an, je n’ai pas eu de nouvelles », constate, en larmes, la mère d’une autre djihadiste française, aujourd’hui arrière-grand-mère depuis que ses deux petites-filles, parties adolescentes avec leur mère en Syrie, ont elles-mêmes donné naissance à deux filles il y a deux ans. Une situation aussi intenable pour les enfants en Syrie que pour leurs familles en France, regrette Lina. « Ça a changé notre vie à jamais. Même s’ils rentrent, ce ne sera que le début d’une autre procédure, la prison pour ma sœur, l’Aide sociale à l’enfance pour mon neveu. »
Maxime Lemaitre
Journaliste