Je n’oserais jamais traiter par-dessus la jambe un sujet d’une telle importance, et me laisser aller à des supputations – excusez s’il vous plaît mon écart de langage. Me pliant donc docilement aux méthodes scientifiques et leur loi des grands nombres, j’ai posé à brûle-pourpoint cette question brûlante, d’où le brûlage de pourpoint : « Aimez-vous manger au lit ? », à une quinzaine de personnes. Et je me réjouis de vous communiquer ici les résultats de mon enquête, en première exclusivité : à l’unanimité, mes répondants ont déclaré détester manger au lit. Because, ont-ils tous argué, ils rechignaient à partager leur couche avec des miettes. Aussi, après une analyse rigoureuse des données, j’ai dû conclure que mes cobayes étaient en fait des gorets – car en mangeant proprement, la bouche dument fermée au-dessus du plateau repas, il n’y a aucune raison de terminer sa nuit en escalope panée – et que par effet de malchance et malgré les précautions que le sérieux m’a imposées, mon panel ne représentait qu’une fraction, peu glorieuse, de la population. Je leur aurais témoigné sans doute plus d’indulgence s’ils avaient évoqué, la larme à l’œil, l’hôpital et sa nourriture fades aux couleurs maladives, que manger dans un lit leur aurait rappelés. Mais les miettes, vraiment ?
Dans l’urgence de vous informer, je me suis alors tournée vers cette bonne vieille Google. Je vous la déconseille vivement. À vous dégoûter à jamais des délicieusement romantiques petits déjeuners au lit. Selon nombre de sites, les premiers répertoriés, les conséquences néfastes de cet usage, pourtant ancien, iraient de la lombalgie à l’invasion de cafards, fourmis et autres mites, en passant par l’insomnie. Selon des « spécialistes », j’insiste sur les guillemets, le lit serait destiné au sommeil, seulement au sommeil et rien qu’au sommeil. Autrement dit, tintin pour les activités ludiques que le commun des mortels se plaît à pratiquer au lit. Il faudra relocaliser.
Face à cette adversité, j’ai choisi de laisser le dernier mot à l’histoire. Oublions donc ces rabat-joie pour observer les pères (les mères étant occupées au four et au moulin) de notre civilisation et leur art du festin. Ainsi découvre-t-on, plus de mille ans avant notre ère, allongés autour de leurs mets, Phéniciens et Araméens. Les Grecs leur auraient ensuite emprunté cette position six cents ans avant doux Jésus. Seulement les nantis, bien sûr. Les autres, les esclaves, quand ils avaient la chance de trouver un bout de gras à se mettre sous la dent, le grignotait en vitesse en marchant ou en trimant. Ainsi, par la force des choses, naquit une autre tradition bien vivante encore aujourd’hui, le cibus-celer, ou fast-food*.
Les hommes libres d’Athènes dînaient donc allongés, autour de plateaux de fruits, de cuisses de sangliers et d’amphores de vins capiteux. Après eux, Romains et Hébreux embrassèrent cet usage. Certains affirment aujourd’hui, traduction biblique à l’appui, que lors de son dernier repas, la Cène, de célébration de la Pâque, le Sauveur a mangé au lit : « Ils se couchèrent à table ». Or, les miettes de pain azyme sont bien plus agressives que celles de la baguette. Il faut dire que le Christ n’avait pas l’habitude de jouer les chochottes, son avenir le prouverait.
Enfin, parce que je suis magnanime, à la décharge de ceux qui n’aiment pas quand ça pique, les lits de nos ancêtres étaient des meubles rudimentaires à base de toiles de jute montées sur des cadres en bois, d’un entretien simple et aisé, contrairement à nos matelas mousse, nos parures de satin soyeux et édredons en plume d’eider…
Catherine Fuhg
*Je ne garantis pas la véracité de ces faits.