Les Accords d’Abraham marquent-ils la naissance de la « realsiasa* » ?
Le 20 Décembre 1777, le Sultan Sidi Mohamed reconnut l’indépendance de facto des États-Unis, faisant du Maroc le premier pays à établir des relations diplomatiques avec le tout jeune Etat et lui offrant une nouvelle voie de navigation de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui dans le contexte de la guerre d’indépendance avec les Anglais, constituait une alternative vitale.
Le 14 mai 1948, David Ben Gourion déclarait l’indépendance de l’État d’Israël. Les Juifs purent enfin revenir sur la terre de leur ancien royaume, après 2000 ans d’un exil qui les aura vassalisés aux quatre coins du monde et quasiment exterminés en Europe. Parmi eux, des dizaines de milliers de Juifs établis au Maroc depuis des siècles.
Le 10 décembre 2020, Donald Trump signait une proclamation présidentielle reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, entérinant en droit le consensus sur lequel la majorité des pays s’accordaient en fait depuis plus de quarante ans.
Deux siècle et demi bornent ces faits. Dix générations à l’échelle humaine et probablement moins d’un printemps à l’échelle de la grande Histoire. Le temps est l’allié des grands peuples. C’est à son aune que l’on mesure leur puissance, leur résilience et leur cohésion.
Observons le fil de l’histoire de ces trois pays et des autres puissances sur ce quart de millénaire. Les Etats-Unis, le Maroc et le peuple d’Israël ont consolidé leurs autonomies, leurs identités et leurs places dans le monde sans discontinuité, alors que la France, la Grande Bretagne, la Prusse, l’Espagne, l’Italie, la Russie, la Perse, l’empire Ottoman, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Australie, le Japon ont connu tour à tour la fin de leurs monarchies, de leur empire, de leurs sultans, de leurs Shahs, de leur statut de dominions, de Reich, de leurs colonies et la quasi disparition de leurs peuples ancestraux.
Pendant que l’Europe convulsait, les Etats Unis devenaient la première puissance mondiale tandis que la dynastie royale alaouite transmettait de génération en génération la responsabilité de
« Commandeur des Croyants ». Au cours de la même ère, les Juifs connurent l’émancipation sous Napoléon, la protection du Royaume en qualité de dhimmis et s’établirent en Amérique pour y fonder leur plus grande diaspora. Si Roosevelt n’accueillit pas les réfugiés juifs à bord du Saint Louis en 1939, le roi Mohammed V, paix à son âme, refusa lui de livrer ses sujets de confession juive au régime de Vichy. Un Roi a des exigences de dignité qu’un Président peut méconnaître.
Donc oui, le temps des horlogers appartient aux monarchies et aux nations puissantes. Et c’est à l’aune de ce temps long qu’il faut comprendre et mesurer les conflits, en particulier ceux qui touchent à des territoires revendiqués entre plusieurs peuples, tribus ou groupuscules.
Les conflits territoriaux, reflet de la puissance des nations depuis le 19e siècle
Aujourd’hui l’ONU regroupe 193 pays (197 reconnus) et son Conseil de sécurité en compte 5 : les Etats- Unis, la Chine, la France, le Royaume-Uni et la Russie.
Il existe actuellement 150 conflits territoriaux à sa connaissance, dont 11 concernent les Etats-Unis, 6 le Maroc et 3 Israël.
Mais aussi 6 impliquant le Royaume-Uni, 11 la France, 6 la Chine et 4 la Russie. Les conflits territoriaux existent de tout temps et concernent d’abord et surtout les grandes puissances. Les conflits entre l’Inde et le Pakistan sur le Cachemire, la Chine et Taiwan, la balkanisation de la Libye et du Yémen, les vives tensions maritimes entre la Turquie et la Grèce, le risque de fragmentation tribale au Mali, sont autant d’exemples des enjeux urgents et cruciaux sur lesquels l’ONU devrait en priorité s’investir pour faire régner l’ordre et ramener la paix.
Le Sahara occidental, le conflit israélo-palestinien et le détroit de Béring sont loin de constituer les enjeux les plus aigus en termes de population, de frontières et de ressources.
L’Europe, et la France en particulier, sont réputées pour inventer et promouvoir des droits nouveaux.
Droit d’asile, droit d’ingérence, sanctions internationales, biens mal acquis …
Chaudron de la liberté des peuples et creuset des démocraties, ce continent qui abrite pêle-mêle deux républiques, des monarchies parlementaires, un Grand-duché, une république fédérale, vient de voir partir un Royaume-Uni désireux de retrouver sa pleine souveraineté et l’entier contrôle de sa diplomatie.
La Chine impose ses « nouvelles routes » de la soie à sa seule guise. La Turquie, qui ne sera pas européenne, affiche son hégémonie sans retenue. Le Brésil est un futur géant dominant. L’Inde, bientôt le pays plus peuplé du monde, est dirigé par un Premier ministre nationaliste. Le dirigeant suprême nord-coréen nargue le monde entier. Les mollahs d’Iran se jouent de tous. Chacune de ces nations a des velléités d’expansion au détriment de ses voisins.
L’Europe, à force de se poser en gardienne de la morale et des droits en tout genre, finit par ne plus
inspirer ni la crainte ni le respect indispensable au rôle de garant de la paix.
Les chancelleries européennes, le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères, le Parlement et la Commission européenne doivent faire leur introspection et se réinventer sur les questions territoriales. Les Accords d’Abraham se sont écrit sans eux. Après la « realpolitik », nous assistons à la naissance de la « realsasia ».
La France doit à nouveau écrire l’Histoire
Le président Emmanuel Macron, partisan du temps long et de l’expertise horlogère, dispose d’un pouvoir politique réel sur la scène internationale et d’un instrument éprouvé : la diplomatie française. Il pourrait employer l’un et l’autre décisivement pour accompagner les Accords d’Abraham et la décision des Etats-Unis de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Parvenir à normaliser les relations entre l’Algérie et le Maroc serait un accomplissement d’une portée considérable. Apaiser les relations entre le Liban, la Syrie et Israël en serait un encore plus grand. L’un et l’autre concourraient à contenir les velléités de la Turquie, prémices de conflits dangereux. Sur chaque dossier, l’Elysée a toutes les cartes en main pour construire un bassin méditerranéen, un Maghreb, un Machrek, un Proche et Moyen-Orient plus paisibles et plus prospères.
Ce serait d’autant plus naturel que le royaume de France a participé à la guerre d’indépendance des États-Unis, que la IIIe République a œuvré à l’unification du Royaume du Maroc et que la IVe République a apporté une aide décisive à Israël lors de ses premiers conflits.
Les liens entre ces peuples sont si nombreux et si intenses que ne pas les honorer nous marginaliserait et marquerait dans l’Histoire la fin de notre influence au Maghreb et au Levant.
Si la France décide d’accompagner les efforts de paix et de normalisation de trois grands pays, le tribunal de l’Histoire lui en saura gré et les peuples nous témoigneront longtemps leur reconnaissance.
Jean-David Benichou
Président, Elnet France. www.elnetwork.eu
* Siasa est la traduction phonétique du mot « politique » en arabe