Dans la chanson populaire Aux marches du palais, un cordonnier gagne l’amour d’une beauté très courtisée, non en lui promettant la lune, mais un lit grand, carré, couvert d’un drap de lin blanc, qui accueillerait en son « mitan » – le centre, en plus élégant –, une rivière si profonde que les chevaux du roi pourraient y boire ensemble. En espérant que, dans leur fougue, ils ne piétinent pas en chemin, l’épouse offerte à son destin. Moi, je sais pas. J’dis ça, j’dis rien.
N’empêche que cette stratégie est passée sans chausse-pied, puisque notre belle a dit « oui ». Quand même, entre vous et moi, il avait du culot, ce petit cordonnier, d’aller ainsi droit au lit. L’histoire ne raconte pas s’il avait décelé une lueur d’ennui dans les mirettes de la jolie. Pleine de vigueur, la coquine en avait peut-être soupé des sérénades et contes fleuris. « Quand qu’c’est donc enfin qu’je va-ti, criaient ses regards las, goûter au fruit interdit ? » Un sacré coup de quitte ou double. Et une victoire à l’arrachée, pour le chanceux chausseur !
À moins, autre hypothèse, qu’il ait raflé la mise grâce à ses dernières paroles « nous dormirons ensemble jusqu’à la fin du monde ». Fatiguée d’être assise sur les marches du palais, inconfortables, vous l’avouerez, du matin jusqu’au soir, elle aurait avec soulagement accueilli la perspective de dormir à jamais, ensemble ou pas, elle s’en fichait. Quoi qu’il en soit, apparemment, une bonne literie, déjà alors, valait son pesant d’or.
Mais revenons à la rivière. La source qui désaltère, source de vie, comme le lit, qui fait son lit au creux du lit… Car la rivière coule dans un lit. Le sien et non celui de la belle et du cordonnier.
Brusquement, je m’arrête. Pourquoi dit-on lit d’une rivière ? Serait-elle endormie ? Bordée des deux côtés de berges ensoleillées – parce que c’est plus gai qu’embrumées, elle sommeillerait tranquillement ? Cela expliquerait sa réaction blasée lorsque petits ou grands enfants lui jettent des cailloux, qu’elle se contente d’onduler et continue à ronronner. Ou à ronfler par endroits. Ainsi, lorsqu’elle jaillit, et sort les deux pieds de son lit pour dévaler dans la campagne vers les routes et les villages, c’est que les pluies l’ont réveillée.
Cette expression bien trouvée de lit de la rivière qui date du xiiie siècle, nous la devons à un certain philosophe italien, Battisto Latini : « La rivière semble dormir, mais il lui arrive de sortir de son lit ».
Cependant, les rivières n’aiment pas changer de lit. Et quand les hommes les y forcent, les détournant pour construire, elles submergent tout sur leur passage, à l’occasion de crues, pour retourner dans leur lit, le seul où elles dorment en paix. Le lit, pour les rivières aussi, c’est une histoire intime.
Catherine Fuhg