Depuis quelques années, les enseignants ont peur. Doivent-ils réviser l’enseignement qu’ils dispensent à leurs élèves pour ne pas les « heurter » ? La liberté de parole dans les établissements scolaires semble réservée à certains et à tout le moins changer de camp. Avec l’assassinat le 16 octobre 2020 de leur collègue Samuel Paty, par décapitation, la peur a changé de camp et s’est muée en terreur chez certains. La barbarie marque les esprits. Aussi, quand un élève, même sous le coup de la colère, même si peut-être il ne le pense pas (mais peut-être le pense-t-il puisqu’il va ensuite se plaindre à l’administration), lance à son professeur : « mon père va vous décapiter », ce n’est pas anodin. Car on le sait, les mots tuent.
Témoignage, parmi d’autres, d’un enseignant perdu par la République…
Moi, Luc* enseignant, menacé de décapitation, suspendu après vingt-neuf ans de carrière, pour avoir défendu Samuel Paty au lendemain de son assassinat dans le cadre d’un cours d’Education civique et morale (EMC) en classe de première générale.
Le samedi 17 octobre 2020, lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, j’arrive à onze heures dans ma classe, en demi-groupe aujourd’hui, pour mon dernier cours avec eux, avant les vacances de la Toussaint. L’indifférence des élèves à ce qui s’est passé la veille jure avec mon émotion, et en attise même le feu. Pour trop d’élèves dans la classe, pour l’inspection générale de l’Éducation nationale ?, l’assassinat de ce professeur pour délit d’opinion est juste un « événement ». Ils le traitent comme un fait divers. Une banalité. Je n’avais pas pris jusque-là pleinement conscience de la nouvelle réalité, à savoir la tolérance des nouvelles générations à la barbarie.
Cependant, en hommage à Samuel Paty, et à des fins pédagogiques, je projette une sélection, mon choix, des caricatures de Mahomet. À ma connaissance, ma classe ne compte aucun musulman. Un élève me demande si je n’ai pas peur. Et quand je lui réponds que non, il déclare : « Mon père va vous décapiter ! ». Pour cet élève, l’assassinat de mon collègue est compréhensible et excusable. Point positif, heureusement !, d’autres élèves m’interrogent sur ce que serait la solution : la réflexion est en marche. C’est bien le but de la séance.
L’étendue et la prégnance de la peur, accès ouvert, béant, aux terroristes, je les ai constatées avec mes secondes, le même jour. N’ayant pas avec eux cours d’éducation civique et morale, je n’ai pas abordé le meurtre de Samuel Paty, mais suite à une plaisanterie, un élève me lance : « Mais vous, vous ne craignez rien »… Il ignore que je me suis quelques heures auparavant rendu « coupable » en projetant quelques-unes des caricatures incriminées.
Le lundi 2 novembre 2020, au retour des vacances de la Toussaint, je suis convoqué dans le bureau du proviseur avant le début des cours. Il m’y attend avec un inspecteur et un rapport de l’élève à ma charge qui m’a jeté au visage ces paroles foudroyantes : « Mon père va vous décapiter ! ». Selon l’acte d’accusation, je serais « pour la fermeture des mosquées islamiques » (sic). Le proviseur continue, mais en citant mes propos, il les relativise en usant du conditionnel : l’élève « lui aurait dit, lors de l’échange, “mon père va vous décapiter” ». Je suis sur la sellette. La parole de l’élève est sacrée. Il m’est alors demandé de présenter le lendemain, le mardi 3 novembre, mes excuses à la classe. Le vendredi suivant, il me faudra rendre compte de cette séance au proviseur. Un incident, ce jour-là, lui offrira le prétexte dont il avait besoin pour se débarrasser de moi.
J’ai eu conscience des problèmes liés à l’islamisme en milieu scolaire, longtemps avant qu’il ne devienne un thème médiatisé. Ainsi, dans un collège parisien où j’enseignais, un élève s’était offusqué de ce qu’un enseignant, issu d’une famille musulmane, ne respectait pas le ramadan. Ma prise de position à ce sujet m’avait valu une première inspection. Au terme d’un long discours, l’inspecteur avait conclu par la menace de me « mettre en retraite anticipée » si je tenais à nouveau ce genre de propos, sans préciser lesquels. À bon entendeur.
Dans un autre collège, les professeurs avaient refusé de présenter Charlie Hebdo, dans le cadre de la semaine de la presse, alors que pour ma part, je souhaitais saisir cette occasion pour faire connaître cet hebdo. Heureusement que les élèves y avaient quand même accès au CDI grâce à la documentaliste – originaire du Maghreb !
Dans plusieurs autres établissements (je peux en changer tous les ans, en vertu de mon statut de titulaire de zone, et ainsi me forger une vision globale de la situation), les professeurs de lettres et d’histoire m’avaient demandé aussi de renoncer à traiter en classe de sixième, conformément au programme, les « textes fondateurs » – Coran, Bible et Nouveau Testament – présentés par des extraits. Ailleurs encore, dans une classe composée presque intégralement d’élèves issus de l’immigration nord-africaine, un élève m’avait repris parce que j’avais affirmé qu’à l’origine Adam et Ève étaient des personnages bibliques. Ce n’était pas, affirmait-il, ce qu’on lui avait enseigné à la mosquée.
Peu après la fin de ce cours, je découvre dans le hall une foule d’élèves surexcités, outrés par « mes propos ». Devant cette manifestation massive de mécontentement, le principal panique et me retire mes classes. Il me prévient que mon syndicat ne me soutiendra pas. Il voit déjà, dit-il, les journalistes débouler. Il craint pour sa carrière. Cependant, à la lumière d’un échange quelques jours plus tard, il décide d’aller avec moi parler à ces élèves, et présenter les faits de manière scientifique – lui aussi, un musulman éclairé.
Revenons au dernier établissement où j’ai enseigné et à cet incident qui a servi au proviseur de prétexte à ma suspension. Comme je l’ai dit plus haut, je devais dans l’après-midi, lui rendre compte de ma séance d’excuse du mardi. Ce matin-là, en plein Covid, j’ai cours en classe de sixième. L’ambiance y est tendue. Chacun doit rester à sa place. Une bagarre entre deux élèves éclate au fond de la classe. Et dégénère rapidement. Je mets du temps à me frayer un passage jusqu’à eux, et j’interviens un peu tard. Je réussis cependant à séparer les élèves et à calmer le jeu.
Je me rends enfin à mon rendez-vous de l’après-midi, dans le bureau du proviseur. Ce dernier n’est pas présent, seulement en visio, en présence seulement du proviseur adjoint. Il me demande des comptes sur la séance « d’excuse » mardi. Je lui explique mon intention d’en discuter tranquillement le lendemain avec les élèves, mais sans m’excuser pour autant. C’est alors qu’il évoque la bagarre du matin, et me signifie ma suspension. Je dois quitter l’établissement dans le quart d’heure. Expulsé ! Comme me le dira un collègue, il faut que j’aille me faire décapiter ailleurs. Mes élèves me retiennent. Évidemment, je ne leur raconte pas les raisons de mon départ. Le proviseur adjoint passe au loin, l’air gêné. Une élève pleure.
Le lendemain, mon accès au programme de communication avec les élèves et leurs parents est coupé. J’ai encore juste le temps de recevoir un message de soutien d’un parent.
Ma suspension de quatre mois est arrivée à son terme, on me l’a prolongée en congé d’office, payé et limité légalement à un mois. Je ne me fais pas illusion quant au sort qu’on me réserve pour la suite des événements. Je dérange…
Luc
*Pour le moment, son prénom a été modifié d’un commun accord entre l’auteur et la Rédaction.