Génération après génération, elle demeure la plus négligée des disciplines : pour preuve, la géographie ne retient les lycéens qu’une heure par semaine. C’est-à-dire : rien. Et cela, depuis des lustres. D’ailleurs, il n’est plus utile de le préciser, tant l’évidence s’avère ostensible : le niveau de la majeure partie de nos compatriotes en la matière est affligeant. Et pas seulement pour l’homme de la rue. Avec des conséquences pratiques : combien de médecins – notamment depuis la chute de l’Empire colonial- savent que la température normale d’un Asiatique -notamment les Japonais- est inférieure d’un degré et demi à celle d’un Européen, et le plus souvent de deux degrés et demi au regard de celle d’un Africain ? Quand la fièvre monte, cela fait une petite différence… Juste celle entre la vie et la mort… Vous pouvez ne pas le croire ou commencer un procès en racisme. Mais après cette vilaine période, reprenez l’avion et filez à l’hôpital. N’oubliez pas de m’envoyer un petit mot à votre sortie, ou demandez à vos héritiers de le faire…
Des institutions, magistrature et le barreau, ne respectent pas davantage la géographie. ENM et écoles des avocats ne comportent pas une minute d’enseignement de la discipline, alors que les justiciables ne sont pas tous gaulois… Avec pour conséquence, les magnifiques résultats de cet ethnocentrisme… Nouakchott : c’est au Cambodge ? On peut ne pas le croire, mais la question a été posée en pleine audience. Et le sommet : des interprètes chinois convoqués au tribunal pour des Russes, parlant russe, parce que ces Sibériens présentaient des traits mongoloïdes, avec hautes pommettes et yeux bridés.
Mais chaque travers se paie. L’inculture croissance a un coût. Le rétrécissement de la France amène son appauvrissement. AstraZeneca et autres vaccins, quelle nationalité ? Ah ! nous le savons tous ! Deuxième question, qui suit nécessairement : l’Institut Pasteur, la Recherche, combien de divisions ? Merci Hollande, merci Macron, merci l’administration centrale de ceci et cela.
Ainsi l’avare, nos politiques comptent leurs sous à la caisse du supermarché, mais ils ne savent plus pourquoi ils paient ce prix et pas un autre pour tel fruit, tel légume… et, derrière les règles – et exceptions – du commerce mondial, chacun ignore quelle main invisible pose dans son caddy une soupe thaïlandaise ou ses fromages. Avec, là aussi, quelles merveilles. Surtout, ne me croyez pas ! Filez dans un de ces hangars de la grande distribution, surnommés « centres », là où elle met en vente des Camembert(s) « origine France ». Nous voilà rassurés. Demain, origine « Europe » ? Pauvre Normandie ! Quant aux « centres » commerciaux, ils sont l’image même, non du Centre, mais de la péripétie. Péripéties des villes, péripéties du monde, péripétie de la pensée. Rayon librairie. Simenon, avec un S ou un C ?
Nos devanciers du dix-neuvième siècle qui voulaient comprendre le monde, passer derrière les apparences et accéder à des vérités, nos Jules Verne en bateau et autres courageux explorateurs, médecins et marchands, avaient compris (la mondialisation n’est que le néologisme de basculement vers l’Asie) que le monde est un. Le Cantal, c’est beau, mais Pompidou, mentalement jamais sorti de Montboudif, succédant à Charles de Gaulle -et Couve de Murville- planétaires, donna la sensation, d’un coup, de ce rétrécissement de la France. Bien entre soi, certes, et au chaud devant l’âtre… Eh bien, on n’en est pas sortis, de Montboudif !
Par un paradoxe qui n’étonnera que ceux qui ne lisent jamais des cartes – ni Descartes, d’ailleurs-, ce sont nos immigrés qui peuvent, sur certains sujets, s’avérer bien plus savants que Charles-Edouard. Certes, l’un connaît Megève et Saint Tropez, voire la Sorbonne, mais le rétrécissement du monde français se paie. La France, mentalement, s’appauvrit. La sève monte, mais pas là où on croit.
Ce troisième confinement -qui n’en a en réalité plus que le nom, image-même du « bitcoin macronien » – a tout de même obligé nos semblables à reconsidérer l’espace, et pas seulement celui de leur deux-pièces cuisine. Le variant sud-africain qui a frappé un village de vergers au Nord-ouest de Paris a soudain éveillé un intérêt pour les paysages du Transvaal – fatalement renommé Gauteng- et appris aux téléspectateurs que Pretoria, la capitale de l’Afrique du Sud, n’était pas une trouée brûlante dans la brousse ou la savane mais une belle ville perchée sur son plateau, à mille trois cents mètres, où il gèle la nuit… mais où fleurissent les magnifiques jacarandas… L’Afrique existe. Avec 550 millions de francophones à l’Ouest.
Mais la France, elle, fond sur la carte. L’Alliance française, les jumelages avec des correspondants, notamment en Europe, la facilité des échanges, des transports, se heurtent à la rétraction actuelle. On voudrait la faire endosser à la Covid mais ce serait trop facile : ce n’est pas d’aujourd’hui. Et on découvre soudain que si l’Histoire ne s’explique que par la géographie – il n’y a jamais eu de guerre entre la Bolivie et la Thaïlande-, la géographie est intimement liée à l’Histoire. Histoire-géo, c’est un bloc.
Or s’il est une discipline martyrisée à l’heure actuelle, c’est l’Histoire. La pauvre, elle est habituée. Quand les manuels d’Histoire de la Restauration comportaient l’étonnante affirmation « En 1805, le général Bonaparte prit Vienne pour la gloire du roi de France », qu’on ne s’étonne pas de l’effroyable galimatias à la mode « néo » actuelle. La sphère publique est encombrée de débats qui n’ont pas leur place ici. Juste un mot : la chronologie. Que ça plaise, que ça déplaise, en histoire comme en géographie, il n’y a pas d’explication possible sans cet acteur majeur : le temps. Après cela, que l’enseignement méconnu de la géographie se renverse comme une table sur des convives qui ont trop appuyé leurs coudes sans observer les plis de la nappe, ce n’est que justice. Ainsi, tout le monde croit que le pire séisme de l’humanité s’est produit au Japon, en Alaska ou en Indonésie, alors que le Chili conserve ce triste privilège (Valdivia, 1960, 9,5 sur l’échelle de Richter) … La terre n’appartient ni aux écolos, ni à leurs adversaires. Ni évidemment, aux hommes. La terre appartient au temps. C’est-à-dire, à notre échelle, à l’Histoire. L’histoire-géo.
Jean-Philippe de Garate