Quand les corporatismes et les inerties administratives ruinent le système français… Le 1er mai, fête du travail et des travailleurs, est l’occasion de faire œuvre utile ! Et d’appeler le législateur à réformer le droit de la santé au travail sur un levier capital, puisqu’une proposition de loi est actuellement portée par les députées Charlotte Lecocq et Carole Grandjean et actuellement en 1ère lecture au Sénat.
Il est des réalités qui échappent au bon sens. Comment justifier que la kinésithérapie soit exclue de la santé au travail alors que les troubles musculosquelettiques (TMS), que cette profession soigne tous les jours, représentaient plus de 88 % des maladies professionnelles en 2019, en augmentation de 2,3%, et dont la moitié laissent de graves séquelles (incapacité permanente partielle) ?
86 % des accidents du travail sont liés à la manutention manuelle et touchent principalement l’appareil locomoteur pour lequel le kinésithérapeute a une expertise reconnue. Or 80.000 salariés sont déclarés inaptes par le médecin du travail et licenciés chaque année pour ce type de motifs.
On marche sur la tête. Ou plutôt, on cède à celui qui sait le mieux se vendre, même lorsqu’il n’a pas grand-chose à vendre. Pas grand-chose ? N’allons pas jusque-là mais les chiffres sus-indiqués sont si parlants que les résistances corporatistes de ceux qui ne veulent surtout pas partager l’énorme « gâteau » de la santé au travail devraient voler en éclats. A ce stade, c’est même une exigence citoyenne : une partie non négligeable des soins liés à ces TMS est prise en charge en soins de ville par l’Assurance Maladie au lieu du risque professionnel (branche AT/MP) avec un coût conséquent pour la société. Merci pour le contribuable ! La vraie problématique est de savoir qui doit payer quoi ? L’entreprise déjà étranglée par les charges ? Les collectivités territoriales ? L’assurance maladie ? Et pourquoi pas une caisse nationale de prévention en santé ?
En France, malgré le discours enflammé du candidat Macron en 2017, on ne mise toujours pas sur la prévention, surtout au travail. Pourtant, avec l’ampleur et donc le coût des TMS, même s’il ne devait se résumer qu’au mal de dos, si généralisé qu’on le désigne parfois comme le « mal du siècle », il faudrait peut-être se souvenir qu’un travailleur qui souffre est moins efficace, moins rentable, plus sujet à des arrêts de travail, à des maladies, à des accidents, à de la mauvaise humeur, à des revendications…
Pour aménager le poste de travail, certaines entreprises font appel à des ergonomes. Sièges de bureau Herman Miller ou HÄG à 2000 balles pour tous ! Ne soyons pas caricaturaux. L’ergonome a toute sa place en entreprise, mais est pas un professionnel de santé. Si le seul souci était la hauteur de la chaise, de la table, ou la position de l’écran de l’ordinateur, cela se saurait et nous aurions déjà remédié à un certain nombre de problèmes. Mais chacun sait (sauf peut-être la ministre du Travail, en charge de la santé au travail, qui devrait demander avis à son collègue de la Santé, d’autant plus qu’il est médecin) que le kinésithérapeute est le vrai et le seul « expert du mouvement », que ses connaissances du mouvement sain ou pathologique d’une personne en font un expert de terrain incontournable de la prévention, en particulier de l’incapacité fonctionnelle, du sport-santé et de l’activité physique adaptée. Le kinésithérapeute accompagne la population du plus jeune âge à la fin de vie, dans les domaines du sport, de la musique, en passant par la maladie chronique, et le handicap.
Ce qui distingue aussi le kiné des « experts en bien-être » est qu’il est un professionnel de santé visé au Code de la santé publique, bénéficiant d’une formation d’excellence lui conférant un rang de promoteur de la prévention, de l’activité physique adaptée et du repérage des risques (TMS, comportement à risques, sédentarité, etc.). Il évalue et aide la personne à résoudre ses problématiques fonctionnelles (musculosquelettiques, cardio-respiratoire, vasculaire, neurologique, etc.) tout au long de sa vie et notamment de sa vie professionnelle.
Dans le cadre de la santé au travail, il pourrait notamment lui être confié l’établissement des bilans de prévention des risques de TMS, l’évaluation des risques de TMS et des capacités des travailleurs, notamment après un arrêt de travail ou en situation de handicap, et l’intervention sur l’environnement professionnel, en aval et en amont de la pathologie. Cela est encore plus vrai dans le cadre du télétravail. Sa maîtrise de la prophylaxie et de l’hygiène de vie sont, pour l’entreprise, l’Assurance-Maladie et globalement les finances publiques, une source d’économie significative.
« Il faut changer de paradigme, nous confie Sébastien Guérard, président de la la Fédération Française des Masseurs Kinésithérapeutes Rééducateurs (FFMKR), principal acteur du secteur, et passer du système actuel qui consiste à déterminer l’incapacité de travail, le taux d’invalidité, à un système où l’on définirait l’aptitude ou les capacités d’une personne à travailler sur tel ou tel poste de travail. Un salarié embauché sur un poste à 25 ans a des aptitudes physiques qui peuvent lui permettre de réaliser certaines tâches, qu’il ne pourra plus réaliser 10 ou 15 ans plus tard, en raison de différents facteurs. Il faut donc évaluer les CAPACITES des personnes aux différents âges de la vie et intervenir en amont, avant qu’il ne développe une pathologie qui deviendra chronique comme certains TMS et qui conduisent inévitablement vers l’inaptitude et souvent le licenciement ».
Au législateur d’agir !
Tout commençant toujours par une loi, il est urgent d’inscrire à l’article L 4622-8 du Code du Travail et de créer un statut de kinésithérapeute en santé au travail. Cela conduira naturellement à lier la Santé publique et la santé au travail en établissant un bilan kinésithérapique vers 45 ans avec celui prôné par l’ANI lors de la visite de mi-carrière et intégrer ce bilan à l’article L4624-2-2 du Code du travail permettant une approche plus globale de l’individu et un gain de temps médical pour le médecin du travail.
Ensuite, il faudrait favoriser la mise en place de temps partiel pour ces postes en SST (Santé et Sécurité au Travail) afin de permettre l’exercice mixte des kinésithérapeutes en santé au travail et favoriser le lien entre santé au travail et santé de ville. Il est également possible de reconnaître la compétence spécifique des kinésithérapeutes ayant validé un cursus de formation au sein de réseaux propres à la profession et ayant acquis une expérience de terrain en santé au travail, et intégrer les kinésithérapeutes dans les comités national et régionaux d’orientation des conditions de travail afin de participer à la mise en place du référentiel national de compétence en matière des pratiques de prévention (recommandation n°8 du rapport Lecocq) pour ce qui concerne le métier de kinésithérapeute et les thématiques TMS, risque physique, pénibilité, maintien dans l’emploi.
Ces mesures sont évidemment techniques et juridiques, mais elles constituent le cadre indispensable à un véritable changement de paradigme, contribuant à définir l’avenir d’une personne en Incapacité temporaire de travail (ITT) ou en situation de handicap, non plus à travers ce qu’elle ne peut plus faire, mais au contraire en proposant des bilans kinésithérapiques évaluant les possibilités articulaires, fonctionnelles et professionnelles permettant au médecin du travail d’établir les capacités du salarié.
Michel Taube
avec Raymond Taube, directeur de l’IDP – Institut de Droit Pratique et rédacteur en chef d’Opinion Internationale
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