Les chanteuses, telle Dalida (1933-87) qu’un photographe avait saisie ensommeillée, dorment. Certains chanteurs aussi. Pas toujours ensemble. Qui l’ignore ? Leurs agendas ont peu à voir avec ceux des « travailleurs du jour », a fortiori les fonctionnaires du ministère du Temps Libre. La scène le soir, les enregistrements hors horaire syndical et autres after drinks les conduisent souvent au petit matin. Tel Jacques Dutronc (*1943) chantant en 1968 Paris s’éveille : « Les journaux sont imprimés, les ouvriers sont déprimés, les gens se lèvent ils sont brimés, c’est l’heure où je vais me coucher ».
Nombre d’entre eux ont magnifié la nuit et stigmatisé les horaires certifiés horizontaux : ainsi de l’increvable standard « My way », une reprise par Frank Sinatra (1915-1998) de la chanson « Comme d’habitude » écrite par Claude François et Gilles Thibault, autour d’une mélodie du chanteur et de Jacques Reveaux (1968). Tout tourne autour du lit. Une journée qui commence par la solitude : « Je m’lève, je te bouscule tu n’te réveilles pas, comm’ d’habitude, Sur toi je remonte le drap, j’ai peur que tu aies froid, comm’ d’habitude ». La journée passe mais, commencée par la solitude, elle se termine dans la déréliction : « Et puis le jour s’en ira moi je reviendrai comme d’habitude, Toi tu seras sortie pas encore rentrée comm’ d’habitude Tout seul j’irai me coucher dans ce grand lit froid… ». Rassurons-nous, la chanson continue ! Madame revient ! La température monte ! « Comme d’habitude tu te déshabilleras Comme d’habitude tu te coucheras… » mais non ! même l’amour se révèle un rite, pire ! un créneau programmé… et la vie, si fade, si insipide, si vide – celle d’un couple « faisant semblant » – se révèle, par-delà la poésie naissant de la répétition, du leitmotiv, du crescendo decrescendo, le plus aigu des réquisitoires contre « ça » : le quotidien… tant d’existences désenchantées ! Comme dans une toile de Hooper, tout y est froid. Même le lit.
Mais non ! Le soleil se glisse dans les draps, et Dalida, enfin éveillée – il est deux heures de l’après-midi – convoque le Sud. Et la jeunesse : il venait d’avoir dix-huit ans (1973), « pensait que les mots d’amour sont dérisoires Il m’a dit « j’ai envie de toi » Il avait vu au cinéma Le blé en herbe Au creux d’un lit improvisé J’ai découvert émerveillée un ciel superbe. » Dalida a raison : le lit constitue un paradoxe. On est allongé, on va bientôt sombrer dans le sommeil mais non ! Ce sont le ciel, les étoiles, les rêves éveillés et l’infinité de la beauté de ce monde qui vous envahissent.
D’ailleurs, la couche elle-même semble se faire discrète, fondre, comme le chante encore Dutronc, noctambule s’il en est : « J’aime les filles qui font la grève, J’aime les filles qui vont camper » (1967). Et celles qui campent sur les grèves et autres plages ! Car le matelas – le camping a révolutionné les tapis de sport portables ! – peut se transformer en tapis volant, transportant troubadours, Aladin et sirènes au-delà des nuages…
La chanson du Chanteur (Daniel Balavoine, 1952-86), composée entre lit et salle de bains, renaît de l’horizontale, en adoptant une forme de rage :
Pour les anciennes de l’école
Devenir une idole
J’veux que toutes les nuits
Essoufflées dans leurs lits
Elles trompent leurs maris
Dans leurs rêves maudits.
Balavoine n’est pas seul. Nombre d’artistes, cherchant à l’aveuglette un crayon -qui inévitablement se dérobe- ont composé au sortir du sommeil. Mademoiselle lit au lit le soir, la nuit, mais Madame, ayant récupéré Monsieur et le crayon, compose au réveil. Mille artistes, français ou pas, pourraient trouver leur place dans cette chronique…
Ainsi, le premier bonheur du jour (1965), pour Françoise Hardy (*1944), « c’est un ruban de soleil Qui s’enroule sur ta main Et caresse mon épaule C’est le souffle de la mer Et la plage qui attend ». La journée est abolie et le soir « quand tu me reviens Quand ma vie reprend son cours Le dernier bonheur du jour C’est la lampe qui s’éteint ». Pour autant, tout n’est pas rose-bonbon. Ne pas confondre ! Patrick Bruel (*1959) lorsqu’il veut « casser sa voix » pour éviter les « filles de la nuit / Qu’on voit jamais le jour/ Et qu’on couche dans son lit /En appelant ça d’l’amour » laissera là ces impasses. Et demeure celui qui a remis au goût du jour une valse, mon amant de Saint Jean (1942 !) avec ces vers qui résument : « Car l’on croit toujours aux doux mots d’amour / Quand ils sont dits avec les yeux. » Allez, il est temps que la tête s’efface dans l’oreiller, et le doux printemps qui s’annonce, nous porte à nous lover dans un lit moelleux. Pour retrouver notre propre musique.
Jean-Philippe de Garate