René Chiche, vous êtes professeur de philosophie, vice-président Action & Démocratie CFE-CGC, référent Agrégés du syndicat Action & Démocratie. Vous êtes également membre du Conseil supérieur de l’éducation. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire « la Désinstruction nationale » (éditions Ovadia) ?
Je suis tenté de répondre à cette question par un seul mot : la colère. Une colère homérique, comme je le signale dès l’avant-propos du livre, tant il m’est insupportable que l’institution dont je fais partie et qui est chargée de l’instruction des jeunes gens soit devenue la principale cause de leur désinstruction. La façon dont on délivre désormais le baccalauréat en est un exemple frappant. La plupart des élèves parviennent jusqu’en terminale en ayant de considérables difficultés à lire et surtout à écrire qu’on ne devrait évidemment pas trouver à un tel niveau. Je dis bien : « la plupart », car c’est cela qui est préoccupant. Des copies indigentes, il y en a toujours eu, mais en petit nombre. Désormais, une copie écrite à peu près correctement est tout de suite perçue comme une très bonne copie, indépendamment de son contenu, par exemple de son contenu philosophique dans le cas de la discipline que j’enseigne, alors qu’elle eut été jugée seulement convenable il y a 10 ou 15 ans.
Comment en sommes-nous arrivés là et en si peu de temps ? C’est une question très complexe car, si l’école est à mes yeux responsable de ce désastre, elle n’est évidemment pas la seule en cause. Il faut aussi considérer d’autres facteurs pour comprendre l’ampleur de la désinstruction, comme la prolifération des écrans et des smartphones notamment, dont les effets sur l’aptitude à lire et à écrire, et sur la capacité à penser qui en dépend, sont des plus néfastes. Je vois bien que la plupart de mes élèves souffrent d’abord d’un manque de pratique de la lecture profonde et de l’écriture au sens le plus concret du terme, beaucoup ayant le plus grand mal à tenir un stylo ! Or lire des textes imprimés ou écrire avec un stylo, c’est tout d’abord employer des moyens qui sont à la mesure du corps humain, qui lui conviennent en nature et qui permettent d’en exprimer les puissances réelles. Les ordinateurs et les smartphones sont des objets technologiques dont la plupart des utilisateurs ne connaissent absolument rien et qui leur procurent surtout une puissance imaginaire, pour ne pas dire illusoire, qui les prive de l’occasion d’exercer leurs puissances réelles. Ainsi avons-nous de plus en plus d’élèves qui ne se donnent plus la peine de lire les œuvres dont ils trouvent un résumé sur internet, ou bien qui ne pratiquent qu’une lecture superficielle sur écran, impropre à solliciter autant qu’à développer leur attention.
La technologie n’est pas quelque chose de neutre, elle n’est pas simplement un outil dont on pourrait penser que seul l’usage serait bon ou mauvais. Elle induit et détermine certains usages, et atrophie les puissances du corps humain qu’elle ne sollicite pas, comme une voiture qui dispenserait de se servir de ses roues. Je refuse que mes élèves me rendent des copies rédigées à l’ordinateur car je sais, pour l’expérimenter d’abord sur moi-même, qu’on n’écrit pas et ne pense pas de la même manière en tapotant sur un clavier. Le seul instrument indispensable pour penser, c’est la langue ; d’une certaine manière, penser n’est rien d’autre que bien connaître sa langue, l’entendre, la faire résonner, l’habiter.
Quand on passe ses journées, comme font beaucoup de jeunes gens, à communiquer en se servant d’une technologie qui incite à abréger, à juxtaposer les mots comme de simples signaux, voire y substituer des émoticônes, on se déshabitue de l’usage de la langue, on se délivre tout à la fois de l’orthographe, de la syntaxe, et plus profondément de la logique même de la langue (logos désigne à la fois la raison et le langage en grec).
L’école devrait mettre l’esprit des jeunes gens à l’abri de ce fléau. Or non seulement elle n’y parvient pas mais, parce qu’elle est dirigée par des sots, elle se met à son tour à la mode du numérique tout en se résignant à laisser parvenir jusqu’en classe de terminale et au-delà des élèves qui ont du mal à lire un livre de plus d’une centaine de pages ! J’ai donc considéré qu’il était de mon devoir d’interpeller la société et la mettre en face de cette réalité en lui donnant des preuves concrètes de ce que je nomme la désinstruction dans l’espoir que cela fasse réagir et qu’on se relève.
Quelles sont les principales raisons de la baisse du niveau intellectuel et scolaire des Français ?
J’apprécie que vous formuliez votre question au pluriel, les causes étant en effet fort nombreuses. Ce processus remonte aux années 60 – 70 qui sont celles de la « massification » de l’enseignement secondaire, où ont été admis au collège puis au lycée beaucoup plus d’élèves que par le passé. Bien entendu, le fait que le second degré s’ouvre à des populations qui en étaient auparavant exclues est une très bonne chose, mais à condition de ne pas payer les générations concernées en monnaie de singe !
Il se trouve que cette massification déclencha aussi une pulsion réformatrice qui n’a pas cessé depuis, engendrant de profonds changements dans les pratiques qui ont conduit petit à petit l’institution tout entière à tourner le dos aux repères et principes sur lesquelles elle était fondée. Oui, c’est cela qui est le plus grave car, finalement, ce sont les fondations elles-mêmes de l’école qui ont été fragilisées, voire détruites, emportées par le torrent d’une ivresse collective ou d’un délire idéologique tenant toutes les traditions scolaires et académiques pour les vestiges d’un élitisme et d’un système de reproduction sociale auxquels on prétendait mettre fin.
C’est dans ce contexte notamment que sont nés des mouvements pédagogiques en vérité profondément rétrogrades, pour ne pas dire débiles, quoiqu’ils s’employaient et s’emploient encore à passer pour progressistes, mouvements qui s’acharnent sur tout ce qui maintenait l’institution debout, à commencer par l’autorité du maître. A bas l’estrade donc, cette insupportable marque de supériorité sur l’élève ! A bas les tables en rang au profit des « îlots » où les élèves ne voient plus le professeur mais se font face, ce qui favorise évidemment l’inattention qu’on eut cependant tôt fait de qualifier de « bruit pédagogique » (sic) ! A bas la leçon, remplacée dans le cahier de texte par le mot « activités » ! Etc.
Rien ne fut épargné, jusqu’aux programmes qu’on se mit à réécrire tous les quatre matins et qui sont devenus illisibles, aussi vides de connaissances à acquérir qu’emplis du jargon destiné à le dissimuler. D’ailleurs, l’incapacité (ou le refus) des autorités à définir clairement ce qui doit être su à tel et tel niveau a conduit les éditeurs de manuels scolaires à se substituer à ces dernières, leur interprétation des programmes devenant pour beaucoup la référence (interprétation souvent contestable, et parfois franchement calamiteuse comme dans le cas de ce manuel promouvant l’écriture inclusive ou de cet autre effaçant carrément Napoléon de l’histoire de France !)
On a finalement perdu de vue l’objet même de l’institution et sa raison d’être en remplaçant l’instruction par « la réussite », non seulement qu’on promet à tous du matin au soir et de septembre à juin, mais que la loi désormais « garantit » (sic) à chacun dès qu’il est inscrit à l’école ! En un mot, l’institution a été mise sens dessus dessous, plus personne ne sait quelle y est sa place, presque plus personne n’y croit. Ce n’est plus qu’un grand machin qu’on fait fonctionner sans enthousiasme et qui distribue des diplômes en chocolat insipide à une jeunesse dont l’esprit est pendant ce temps laissé en jachère !
Le journaliste Guillaume Durand a suscité une polémique sur les réseaux sociaux en déplorant le fait que les Français délaissent la lecture des classiques au profit d’une consommation croissante de séries. Pensez-vous, comme lui, que l’abandon des lettres est un sujet de société préoccupant ?
Je n’ai pas eu vent de cette polémique, et de prime abord je ne vois pas ce qui empêche de faire l’un et l’autre. Je lis Spinoza et regarde avec intérêt Colombo ou Hercule Poirot sans tenir ces activités pour antinomiques ni me désoler que la plupart des gens ne lisent pas spontanément Hamlet ou le Traité de la réforme de l’entendement le dimanche après-midi !
Ce qui me préoccupe surtout, c’est qu’on renonce à faire lire et étudier les classiques à l’école, car si ce n’est pas à l’école qu’on lit Balzac ou Montesquieu, on peut craindre qu’une partie de plus en plus importante de la population n’en connaisse bientôt même plus les noms !
Et là, on met le doigt sur un aspect fondamental de la crise du système éducatif, son aspect civilisationnel pour ainsi dire, car de la transmission de l’héritage dépend notre capacité à faire société, je veux dire société humaine : ce n’est pas en effet la coopération dans le présent qui fonde la société entre les hommes mais, comme le dit si bien Alain en commentant Auguste Comte, la commémoration, la culture n’étant que la forme élevée du culte des morts. L’école a donc plus que jamais le devoir de faire lire les classiques afin de donner à chacun accès, dans la plénitude du terme, à son humanité.
Or depuis les années 70 et jusqu’à aujourd’hui, les universitaires rivalisent de talent et d’effort pour détruire la culture classique et en amoindrir les mérites en soulignant à quel point elle était relative à des conditions sociales et économiques particulières et dépassées. Dans ces lieux, on ne parle d’ailleurs plus de culture au singulier mais seulement de cultures au pluriel, ce qui ne désigne évidemment pas du tout la même chose. On écrit des thèses sur des auteurs secondaires et souvent médiocres pour s’exonérer de lire et relire les plus grands parce qu’on n’est pas capable d’y trouver chaque fois quelque chose de neuf, ce qui est le propre de la vraie culture.
Or l’université forme les enseignants, dont une partie y apprend donc à cracher dans la soupe et à scier la branche sur laquelle ils cherchent ensuite à s’assoir. Je pense que l’origine de la désinstruction nationale se trouve en partie là, dans l’incapacité de l’université à transmettre la culture classique, sans parler de l’importance excessive accordée aux sciences humaines et à leur vulgate qui ne brillent ni par la rigueur intellectuelle ni par la subtilité.
Jugez-vous que l’enseignement du français et des humanités à l’école sont insuffisant ?
Le temps consacré à l’enseignement du français fait évidemment partie du problème. L’association « Sauver les lettres » avait calculé qu’entre 1975 et le milieu des années 90, la scolarité d’un élève allant du CP à la seconde avait été amputée de l’équivalent de six-cent heures de français. C’est énorme. La réduction à peau de chagrin de l’horaire des disciplines formatrices, et notamment du français qui est la base de toutes les acquisitions, est indigne d’une nation civilisée, c’est un scandale absolu ! Les heures d’enseignement disciplinaire sont réduites à un minimum pendant qu’on abonde chaque année l’horaire dévolu à de simples gadgets qui occupent le temps mais n’instruisent personne.
Le résultat en est que non seulement on n’instruit plus les élèves mais qu’on va jusqu’à leur imputer les effets de cet abandon en les qualifiant de dyslexiques ou de dysorthographiques, ce que la plupart en réalité ne sont pas ! J’ai d’ailleurs le plus grand mal à différencier les élèves qui me sont présentés comme dyslexiques des autres car tous éprouvent de semblables et graves difficultés à faire ce qu’on ne leur a tout simplement pas appris à faire ! Ces difficultés, on ose les faire passer pour une donnée naturelle alors qu’elles sont le produit de la défaillance de l’institution dont le niveau d’exigence a vertigineusement chuté, ce que montre par exemple la comparaison de manuels des années 50 à ceux d’aujourd’hui qui sont d’une vacuité et d’une médiocrité effarantes !
Quelles sont les mesures phares qui rétabliraient l’ordre à l’école et redonneraient aux professeurs les moyens d’instruire leurs élèves ?
Nous avons atteint un niveau si bas que la pente sera difficile et très longue à remonter, d’autant qu’en ce domaine, les mesures n’ont pas d’effets immédiats, surtout quand il s’agit de reconstruire.
Ceci dit, parmi les principales, je mets la qualité du recrutement. L’école, ce n’est rien d’autres que des maîtres et des élèves réunis par l’étude et le souci de soi au sens le plus noble du terme. Tout le reste est secondaire et n’a de sens qu’à partir de là. Mettre d’excellents professeurs en présence d’élèves et leur faire confiance résoudra la plus grande partie des difficultés, mais justement l’éducation nationale subit actuellement une crise de recrutement d’une ampleur et d’une gravité sous-estimées.
La profession d’enseignant est dévalorisée, les professeurs eux-mêmes sont mal traités et sous-payés. Le ministère ne traite pas le problème et se borne à recruter un personnel précaire par voie de petites annonces. Tous corps confondus, le nombre d’agents contractuels dans l’Éducation nationale dépasse 12% du total des agents, ce qui est un non-sens tant il est évident que, dans le cadre d’une bonne gestion, le personnel recruté hors concours pour des missions non-pérennes ne devrait pas dépasser 2% du nombre total des agents. Mais la crise de recrutement s’explique aussi par les changements qui affectent les concours et qui détournent les candidats de qualité de s’y présenter. C’est une tendance catastrophique, et qui s’accélère avec ce ministère, que celle consistant, sous couvert de « professionnaliser » les concours, à y réduire la part de la compétence disciplinaire au profit d’une prétendue compétence pédagogique qu’il est en réalité impossible de valider en situation de concours et qui s’acquiert par expérience principalement. Même si de bonnes intentions président à ces changements funestes, l’effet est une baisse du niveau de la qualification, les meilleurs professeurs étant, chacun le sait, ceux qui sont passionnés par leur discipline et qui y ont un haut niveau de compétence. Si l’on ne met pas le savoir au cœur du métier qui consiste à le transmettre, on se retrouvera bien vite avec des enseignants qui connaissent à peine ce qu’ils doivent enseigner.
Le meurtre abominable de Samuel Paty et le harcèlement dont Didier Lemaire a été victime à Trappes sont les manifestations les plus importantes des violences et des humiliations que subissent les enseignants français au quotidien. Cette situation semble être intimement liée à l’immigration incontrôlée et à l’échec de notre modèle d’assimilation. Les enseignants français sont-ils dans une situation où il leur est parfaitement impossible d’enseigner à une certaine partie de la population ?
Je ne le crois pas du tout. Je ne mets pas les défaillances de l’institution scolaire sur le compte de l’immigration ou de l’échec de l’assimilation bien qu’elles contribuent grandement à ce dernier. Vous prenez le problème dans le mauvais sens : c’est parce que l’école n’est plus performante que nous avons ces problèmes-là. Concernant Didier Lemaire que je connais un peu, quand j’ai appris qu’il était obligé de se rendre au lycée sous protection policière, j’ai évidemment été scandalisé, mais après l’avoir écouté, j’ai estimé qu’il s’était davantage exprimé en tant que citoyen sur la situation de sa ville qu’en tant que professeur qui se trouverait dans l’incapacité d’enseigner. Personnellement, il ne me viendrait pas à l’esprit de déplorer que, dans la classe, des élèves me fassent part de leur haine de la France ou de la laïcité : je prends cela pour l’expression brute de préjugés, lesquels sont au fond la matière première de mon enseignement, qui consiste à les faire revenir et à réfléchir sur ce qu’ils disent. L’enseignant ne peut tout de même pas se plaindre de devoir exercer son métier ! Et transmettre des connaissances ne se réduit pas à les imprimer sur un esprit vierge !
Dans le chapitre « Ma religion me l’interdit », je relate d’ailleurs le cas d’une élève de ma classe qui refusait de faire la minute de silence en hommage aux victimes du Bataclan en affirmant que sa religion le lui interdisait. J’étais très surpris par ses propos et lui ai demandé de me montrer sa carte d’identité et de lire ce qu’il y avait dessus. Je l’ai même menacée de la déchirer si elle ne me suivait pas avec les autres élèves pour participer à la minute de silence dans la cour. Evidemment, je ne l’aurais pas fait, mais ce rappel à l’ordre a suffi : elle m’a suivi, acceptant d’observer cette minute de silence parce que je le lui demandais. Une fois l’ordre installé, la discussion peut commencer. Elle m’a dit ensuite qu’elle ne pouvait pas chanter la Marseillaise car ses grands-parents avaient combattu la France au sein du FLN. Je voyais bien que la situation était compliquée, mais c’est aussi dans ces situations que la parole du professeur devient utile et éclairante. Le soir même, elle m’a envoyé les hadiths qui, selon elle, lui interdisaient d’observer cette minute de silence et rendre hommage aux victimes du Bataclan, qu’elle m’avait transmis depuis un site internet d’inspiration salafiste basé à Lyon ; quand je les ai lus et malgré leur français très approximatif, j’ai tout de suite compris l’erreur qu’elle avait faite et la lui ai expliquée le lendemain.
Eh bien cela a suffi une fois encore, et je suis persuadé qu’on fait beaucoup trop cas des jeunes gens qui utilisent des références religieuses auxquelles ils ne comprennent strictement rien car, ici comme ailleurs, le fait de ne pas savoir lire avec un soin convenable entretient l’ignorance et les préjugés. Qu’on cesse donc de parler à tort et à travers, qu’on cesse de jouer à se faire peur avec « les territoires perdus » ou se draper dans « les valeurs de la République » à n’importe quelle occasion, et qu’on se mette enfin à instruire le peuple, sérieusement et humblement, en commençant par donner à chacun la maîtrise la plus complète des instruments de la réflexion : on avancera alors !
Propos recueillis par Etienne Carlsen
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