Cabanel, La naissance de Vénus
Opinion Internationale inaugure une série mensuelle : « Le lit dans la peinture »
Le monde ne se réduit pas aux horreurs que nous traversons. Il y a tant de joies, d’espoirs, d’amour dans le cœur des hommes ! et une telle intensité de beauté dans certaines de leurs réalisations. Pas seulement celles auxquelles nous pensons habituellement, mais d’autres qui nous sont plus étrangères, étranges… Je n’en veux pour preuve que la part minime qui leur est réservée. Dans le musée d’Orsay, qui portera bientôt le nom d’un amiral guillotiné – d’Estaing (1729-94) – et celui d’un président défait – Giscard (1926-2020) -, après avoir été une gare pour filer à Versailles, l’unité de façade est pourtant de mise. Le dix-neuvième siècle éclate dans ses œuvres, qu’on a d’autant plus contestées le siècle suivant qu’elles signaient la grandeur, la pompe, l’assurance de l’époque : on pense à La naissance de Vénus (1863), toile de Cabanel (1823-1889) achetée le soir-même de son exposition par l’empereur Napoléon III. La mer y figure un lit, et les vagues les plis des draps qu’une si belle femme a froissés. Vénus n’a pas d’âge, et elle ne peut naître qu’allongée, et dans l’éclat de sa féminité.
À Orsay figurent nos gloires désormais assises, en oubliant le discrédit qui frappa ces géants leur vie durant : Van Gogh, Gauguin, tant d’autres.
Mais il est un domaine de la peinture, dont on parle pour ainsi dire jamais et dont de rares toiles figurent à Orsay. Les Préraphaélites. Diverses causes concourent à cette mésestime. En premier lieu, cette « école » de peinture n’est pas française. Pour autant, des artistes, William Holman Hunt (1827-1910) et John Everett Millais (1829-1896) se rebellant dans les années 1840 contre les méthodes acquises, le conformisme régnant, redécouvrent l’Art avant Raphaël. D’où l’appellation de « Préraphaélites ». Millais et Hunt allaient être rejoints par des dizaines de peintres britanniques et donner à l’Angleterre victorienne des merveilles qu’on veut oublier, au sud de la Manche.
Orsay ne possède pas le « talisman » de cette confrérie, Ophélie (1851-52, Tate Gallery, Londres) dont l’influence allait se révéler si essentielle à l’art anglais en particulier et à l’Art en général. Pour l’acidité naturelle des couleurs, la recherche de la perfection dans le trait, et surtout le thème d’Ophélie.
Avant les « pompiers » français, dont Cabanel constitue avec William Bouguereau un des artistes majeurs (nous en reparlerons dans une prochaine chronique), voici Ophélie, une femme aux traits pâles, alanguis et dont le corps est porté par les flots d’un ruisseau, qui figure telle une couche. Un lit d’eau. Derrière cette apparence, se drapent Shakespeare et son tragique Hamlet. Lits d’amour, lits de douleurs, les flots artistiques du dix-neuvième siècle mêlent les deux … et si la naissance de Vénus du français Cabanel est pleine de puissance, de joie, les Préraphaélites ont pour leur part souvent privilégié la grâce aiguisée par la douleur. Ou plutôt, leur art consiste précisément à dépasser les simples sentiments, la réalité trop classifiée. C’est peut-être la meilleure définition de l’art. Dépasser nos petites cases, si étroites.
Pour preuve, dans une autre réalisation d’un Préraphaélite, John William Waterhouse, celui-là plus tardif (1849-1917), le lit d’Ophélie est celui d’une pelouse forestière. La clairière fait jaillir la robe, blanche tel un drap de lit, et l’herbe sauvage et généreuse semble lui être confortable alors même qu’elle-même semble l’être si peu. Si l’art a un sens, c’est bien de faire jaillir l’âme des « choses », des femmes, des hommes. Un peu de beauté ne nuit pas. Même au lit.
Jean-Philippe de Garate