Bernard Buffet (1928-1999) est le peintre de l’intranquillité. C’est devenu presque un jeu pour les connaisseurs, voire les amateurs de l’artiste : trouver une scène qui respire la joie calme de deux êtres humains, ensemble, a fortiori dormant ensemble. Elles sont si excessivement rares qu’il semblerait qu’il n’en existe pas. La biographie de l’artiste peut expliquer en grande partie cette tension de ses semblables, cette tension entre ses semblables, une tension qui jamais ne cesse.
Orphelin de mère dans des circonstances dramatiques – elle meurt après quinze jours de maux de tête incoercibles-, renvoyé du lycée Carnot, dans ce quartier parisien de la plaine Monceau que ce gamin des Batignolles abandonne alors, il est vite remarqué pour sa juvénilité, son style d’une singularité incontestable. Très vite, il est adulé ou conspué. Pas d’indifférence à son égard. Ce ne sont pas les traits acérés, les couleurs acides, ou au contraire délavés, mais la profondeur du champ, la puissance de la déréliction que trahissent ses toiles. Ses détracteurs disaient de lui que sa peinture était existentialiste, ou huguenote. En un mot, triste, ou plutôt, désenchantée. Le temps, ce grand maître, permet de replacer Bernard Buffet en perspective. Il est possible que, bien que passé par les Beaux-Arts de Paris et classé « expressionniste » (cette manie des classifications… des écoles !), Buffet soit d’abord un homme qui, par un paradoxe qui n’étonnera que ceux qui confondent peinture et morne photographie, exprime avant tout la profondeur des choses : un peintre. Et c’est tout. Plus proche de Van Gogh (1853-1890) et de Nicolas de Staël (1913-1955) – il a grandi dans le quartier de l’atelier du baron russe, rue Nollet – il partagera avec eux la même fin, la mort qu’on se donne.
Le lit, pour lui, n’est pas un espace de quiétude. D’ailleurs, l’enfant Bernard dort très mal. Le lit sera un lieu d’interrogation, de tourment, d’électricité. Quitte à devenir fortement sexualisé. Marié à la chanteuse Annabelle, née Schwob de Lure (1928-2005) -aux deux parents suicidés-, il intègre son monde, celui des figures de Saint-Trop des années soixante et des quartiers « in » de Paris, avec les mœurs qui s’y rattachent. La dolce vita n’a rien de doux. Et les thèmes, les traits, les coups de pinceau du peintre rendent compte de cette vérité qui s’impose : Annabelle et lui, frappés d’un coup de foudre, abandonnant leurs liaisons (lui, en 1958, avec Pierre Bergé) jusqu’alors affichées, traverseront la vie comme deux êtres trop exposés, trop écorchés, et résolument… distincts. Bien qu’Annabelle ait pu écrire après que Buffet ait rejoint -volontairement – l’au-delà : « La vérité est que je ne sais pas vivre sans toi, alors je fais semblant d’être. » Ensemble, ils avaient descendu la route de l’alcool, mondain ou pas, et ensemble ils l’avaient remonté. Ils avaient pas mal déménagé. On peut se demander d’ailleurs si Bernard Buffet, dont les œuvres sont parcourues d’angles, qui rejetait l’impressionnisme et surtout l’abstraction, bref la « peinture dominante » et se réclamait de Géricault (1791-1824) et Courbet (1819-1877), ne sera pas – par-delà son immense succès sa vie durant et son entrée à l’Académie des Beaux-Arts- un jour reconnu pour ce qu’il est : un homme qui recherchait, par-delà la composition très classique de ses sujets, l’exposition des tensions extrêmes qui animent une peinture, et pour finir l’harmonie de ses toiles – un être humain qui recherchait pouvoir simplement, un jour, dormir en paix.
Dans son lit.
Jean-Philippe de Garate