La chronique de Pierre Robert
Cette tribune est également parue dans Contrepoints, le magazine en ligne
de liberaux.org
A partir du 19 mai 2021, les mesures très contraignantes pesant sur les 168 000 restaurants que compte notre pays, vont progressivement s’alléger. Le 30 juin, si l’épidémie reste sous contrôle, ils devraient à nouveau pouvoir exercer leurs activités dans les conditions qui prévalaient dans le monde d’avant la crise sanitaire. Après la parenthèse Covid, cela semble être un simple retour à la normale tant les restaurants font partie du cadre quotidien de nos existences. Nous sommes tellement habitués à leur présence qu’avoir été privés pendant plus d’un an des plaisirs qu’ils dispensent semble aberrant à la plupart d’entre nous.
Une innovation portée par un adepte de la « secte des économistes »
Leur invention n’en est pas moins relativement récente et c’est à un pionnier de la pensée libérale dans la deuxième moitié du 18ème siècle qu’on la doit. Mathurin Roze de Chantoiseau, un personnage aujourd’hui bien oublié, était proche de ce qu’on appelait à l’époque la « secte des économistes ». Celle-ci s’était constituée autour du Docteur Quesnay et comptait parmi ses membres Turgot, Dupont de Nemours ou encore le père de Mirabeau. Dans une France dont l’économie étouffait sous le poids des réglementations, ils prônaient le libre établissement des personnes dans l’activité de leurs choix (« laissez-faire », ce qui supposait la dissolution des corporations) et la libre circulation des biens (« laissez-passer », ce qui passait par la disparition des freins aux échanges à l’intérieur du pays). Ils militaient en particulier pour la libéralisation du commerce des céréales qu’il était à l’époque interdit de déplacer d’une province à une autre. En l’absence d’un marché des grains, les prix s’effondraient localement lorsque la récolte était abondante, ce qui ne procurait aux agriculteurs que des revenus trop faibles pour investir et moderniser leurs exploitations. En revanche, les prix explosaient en cas de pénurie pour le plus grand profit non des paysans mais des spéculateurs qui avaient su anticiper la chute des quantités disponibles. Dans ces conditions, une agriculture prospère ne pouvait émerger et les disettes étaient récurrentes alors que le cloisonnement des activités condamnait l’économie tout entière à la stagnation. C’est ce qu’avait bien compris Turgot qui tenta de la déréglementer et de libéraliser le commerce mais échoua à le faire. Confronté à la guerre des farines en 1775, il fut révoqué un an plus tard et la monarchie ne dévia plus du chemin qui la conduisait à sa perte.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_farines
Les idées libérales à l’origine de la restauration moderne
Une dizaine d’années plus tôt, Chantoiseau n’en parvint pas moins à appliquer avec succès les idées libérales à un domaine particulier, celui des restaurants.
En 1765, alors qu’il n’était ni cuisinier, ni traiteur, ni aubergiste, il ouvrit dans le quartier du Louvre le premier établissement moderne avec des tables individuelles et des plats à choisir sur un menu. En sa qualité d’économiste se réclamant de la physiocratie, ce courant des Lumières qui fournira à Adam Smith ses principales idées, son objectif était de lutter contre les privilèges et de mettre un terme à l’emprise des corporations. Il était aussi de permettre une plus grande circulation des aliments dans la ville et par là d’ouvrir un nouveau marché très prometteur. Comme le souligne Antoine de Baecque, « L’invention du restaurant entre dans une théorie plus générale, propre à ceux qui souhaitent la fin de l’Ancien Régime, celle de la fluidité des échanges économiques » (La France gastronome. Comment le restaurant est entré dans notre histoire, Éditions Payot, 2019).
Installé rue des poulies (au début de l’actuelle rue du Louvre), son établissement servait « des volailles au gros sel, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre » (Édouard Fournier, Paris démoli, 1853). Sur la devanture était gravé en latin « Et Ego Restaurabo Vos » (« Et je vous restaurerai ») inspirée d’une formule de l’Évangile de saint Matthieu (« Venite ad me omnes qui stomacho laboratis, et ego vos restaurabo »).
Le premier restaurant était né. On pouvait s’y rendre entre amis à l’heure que l’on voulait, s’asseoir à la table libre de son choix et commander sur le menu les plats que l’on désirait. Tout cela parait aller de soi aujourd’hui mais était à l’époque radicalement nouveau.
Comme le note l’historienne Rebecca L. Spang : « Il était de notoriété publique qu’il y avait de la cuisine excellente en France, mais c’était à Versailles, à la cour, ou dans les grands hôtels de certains aristocrates. Si vous n’aviez pas d’invitations dans ce genre d’endroits, le reste de la nourriture n’était vraiment pas recommandable » (The Invention of the Restaurants, Harvard University Press, 2001).
Organisés en corporations, les professionnels qui permettaient de se nourrir hors de son domicile étaient tenus de ne vendre que certains types de nourriture tandis que d’autres types étaient réservés à d’autres professionnels, membres d’une autre corporation.
Ainsi les cabaretiers ne pouvaient servir que du vin et des viandes, les rôtisseurs ne vendre que certains plats et seulement dans leur boutique sans qu’on puisse les consommer sur place, les pâtissiers avaient le monopole de la vente des pâtés et des tourtes et surtout les aubergistes ne proposaient à heure fixe, servi à prix unique et sur une table commune qu’un seul plat dont la principale vertu était de tenir au corps, non de régaler les papilles.
Le triomphe de la liberté
Brisant toutes ces barrières, le restaurant de Chantoiseau nuit aux intérêts des corps de métiers en place. Les rôtisseurs lui intentent un procès en faisant valoir que la « sauce poulette » qui accompagne un des plats du menu proposé aux clients relèverait de la catégorie des ragouts qu’eux seuls ont le droit de vendre. En 1766 le parlement de Paris leur donne tort en estimant qu’il s’agit d’un nappage dont ils n’ont pas le monopole.
S’impose alors rapidement une façon de manger en dehors de chez soi tout à fait nouvelle fondée sur la liberté du choix (des plats, des horaires, du voisinage). La formule se répand avec succès. Diderot en devient un adepte. Le 19 septembre 1767 il écrit à Mlle Volland : « Mardi, depuis sept heures et demie jusqu’à deux ou trois heures, au Salon, ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies. ». En revanche dix ans plus tard, Rousseau déplore encore la disparition des tables communes et du menu à prix fixe, chacun étant désormais tenu de payer la note de ce qu’il a consommé, ce qui ne plait guère à notre philosophe…
Par la suite, la Révolution accélère le mouvement et s’ouvre, comme l’avait imaginé Chantoiseau, un énorme marché. A Paris les restaurants prolifèrent autour du Palais Royal puis migrent vers les grands boulevards. En 1834 on en compte 2000 dans la capitale.
Ce mouvement de démocratisation prend toute son ampleur lorsqu’en 1855 ouvre le premier bouillon, première formule de restauration rapide à bas prix. Suivra à partir de 1870 l’essor des brasseries qui, avec des bières, proposent des nourritures simples et roboratives. Cette percée accompagne l’élan général de croissance impulsé par la mise en œuvre du programme libéral d’abolition définitive des corporations (lois Le Chapelier de 1791) et de suppression de toutes les entraves aux échanges inter-régionaux.
L’essor de la gastronomie française
Voilà donc une révolution culinaire doublée d’une révolution des mœurs, imaginée par un économiste libéral qui voulait abolir les privilèges de l’Ancien Régime et permettre à tout un chacun de bien manger. C’est à lui qu’on doit en définitive l’essor de la gastronomie et la multiplication de ces lieux de sociabilité que sont les salles de restaurant, deux éléments essentiels de notre culture. Là où Turgot et les élites éclairées de son temps ont échoué à réformer ce qui devait l’être, l’obscur Chantoiseau a lancé un mouvement qui a beaucoup contribué à étendre le champ de ces libertés effectives qui nous paraissent si précieuses aujourd’hui. En nous réveillant du mauvais rêve de leur mise sous cloche prolongée, n’oublions pas la dette que nous avons envers ce réformateur inspiré.
Pierre Robert – Économiste – Auteur de « Faché comme un Français avec l’économie », éditions Larousse, 2019
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