Chronique de la nouvelle époque par Jean-Philippe de Garate
Les juristes le savent. Passé un certain niveau de sophistication, le droit se retourne contre lui-même. L’évasion fiscale constitue un bon exemple. Mais il en est un autre dont personne ne veut plus parler, parce qu’évoquer l’immigration vous place ipso facto à droite, devant les portes de l’enfer. Dans aucun autre domaine, l’abstraction l’a à ce point emporté. Dans son ouvrage consacré courageusement au sujet, un livre pondéré, remarquable de clarté et d’intelligence, Patrick Stéfanini avait évoqué deux sujets principaux : le regroupement familial et le droit d’asile. Ces notions, ces deux cadres juridiques sont, on le sait, on le constate par les chiffres produits par nos instituts spécialisés (INSEE, par ex.), totalement détournés.
Ainsi le regroupement familial consistait dans la deuxième moitié des années 1970 dans l’arrivée en France de la femme et des enfants du travailleur immigré. Puis l’ensemble était « mixé » dans le processus d’intégration. L’intégration à la française, répétaient nos politiques qui tentaient de s’en persuader eux-mêmes. Cinquante ans plus tard, ce droit au regroupement familial se traduit par un phénomène presque inverse : le travailleur, le chômeur, l’étudiant, le lycéen d’origine étrangère retourne dans son pays, y contracte union, le plus souvent dans son pays, pour ne pas dire son ethnie, et invite en France de nouveaux membres de sa diaspora.
Pour le droit d’asile, c’est encore plus simple : sur cent personnes déboutées du droit d’asile, cinq pour cent quittent le territoire national. Autant le dire : entrer physiquement en France suffit pour s’y maintenir. Le droit n’existe plus. Le droit s’est retourné contre lui-même. De ce qui précède résulte le triomphe – comme partout en France – de l’abstraction. Le droit n’existe plus que comme un cheminement administratif, le règne du papier, un masque conforme pour carnaval de Venise. Il retire à l’Etat la possibilité d’une quelconque maîtrise des flux. Depuis 2010, le renouvellement de la population française provient principalement de ce flux migratoire. N’en tirons pour l’heure aucune conclusion. Je décris, je ne juge pas.
Le deuxième ouvrage, qui permet de donner au premier toute l’ampleur qu’il mérite, est ce très récent rapport de la CIA sur les années à venir. L’horizon, c’est le moins qu’on puise en dire, n’est pas ensoleillé. Toutes les forces tirant à hue et à dia vont s’amplifier, et ce dont on est sûr, c’est que le choc frontal amorcé, presque caricaturé ces dernières années entre les Etats-Unis de Donald et la Chine, « paradis des libertés », va monter en puissance. Partout, et précisément en Afrique, terre d’émigration, la Chine est présente, tandis que les Etats-Unis se sont rarement impliqués – comme avaient pu le faire les puissances européennes. Alors qu’une bonne part de nos braves intellectuels hexagonaux consacrent leurs travaux aux « graves torts de la colonisation », rares sont ceux qui s’intéressent à l’action réelle, actuelle, et au mixage extrêmement limité des populations : celui des entrepreneurs chinois et des Africains.
Il faut croire que les implantations chinoises ne sont pas si parfaites puisqu’on observe précisément une accélération des mouvements de populations du sud vers le nord, avec ces points de passage que sont la Turquie – qui en joue en bon levantin – et la Libye éclatée. Le propos de Patrick Stéfanini prend alors toute sa pertinence. Car Absurdistan n’est pas seulement la France, mais l’Europe. Alors que nos forces de containment devraient en logique être groupées au Sud, que l’Europe devrait les diriger en Grèce et en Italie, à Malte, « l’Union » ubuesque les maintient au Nord. Comme si, en réalité, on abandonnait le terrain, et considérait que la bataille était une bonne fois pour toutes fixée à Poitiers…
Alors il faut décidément mettre les pieds dans le plat jusqu’aux genoux. Jamais, dans l’histoire, on a autant inversé les priorités. Napoléon était-il raciste, nous assène-t-on en ce mois de mai du bicentenaire de sa mort, et avec quelle autorité ! et un magnifique anachronisme… Et Cro-Magnon, était-il raciste ? Ce qui est à proprement effroyable dans le monde que nous traversons, c’est l’épaisseur de la myopie, la chappe de plomb des inversions. Sous couvert de droit, on oublie la Loi.
Dans son rapport, la CIA suggère un certain nombre de pistes. Mais arrêtons-nous à un troisième scénario. C’est le pire, mais comme personne n’osera en parler, parce qu’on préfère entendre parler de glace rhum-raisin pistache sur une plage de rêve que de conflagrations et de désolation, on ne risque pas de l’évoquer sur les plateaux de télévision et autres lieux convenus.
Ce troisième scénario est pourtant le plus probable. Et en France, il se dessine à grands traits. A trop vouloir respecter ses règlements d’aide-douanier, ses petits papiers administratifs, ses habitudes délétères, ses déclamations fumeuses, la France des bureaux produit d’autant plus de normes que le quotidien lui est contraire. Un vrai nœud gordien. Le droit tue la Loi.
Alors, oui ! Il faudra trancher le nœud gordien, se libérer d’accords internationaux pour, par exemple, re-instaurer le bannissement de ceux qui sont, objectivement, des ennemis de la France. La proposition de Xavier Bertrand de porter à 50 ans la période de sûreté de criminels particuliers est inhumaine mais surtout ruineuse – une prison est un hôtel-restaurant avec gardiens et infirmerie – et surtout, inutile. Il existe un test : rétablir le service militaire. Qui ne portera pas les armes pour la France n’est pas français. De toutes les façons – ce troisième scénario prend forme, le cas échéant, malgré nous. C’est celui qui se dessine par la tribune des généraux, les manifestations de policiers, la disgrâce des gendarmes, arme d’élite, gardiens de la Loi, face aux Cités hors contrôle d’Etat. Mais sous contrôle des diasporas, pour employer le terme exact de Patrick Stéfanini.
La république n’est peut-être plus si vivante, et on peut parfois douter de l’existence-même de la France. Je n’exagère pas. Si nous, issus de générations de libertés, d’acceptation et même de goût des différences, de joies partagées, de musiques d’ailleurs, d’art sans frontières, de progrès intellectuel, de l’Europe et du monde, tel n’est pas le cas du « nouveau monde qui nous affronte ».
Car on oublie de plus en plus en France, que la paix n’est pas l’état naturel. Mon Dieu ! Combien de morts, de blessés, de ruptures a-t-il fallu pour que le monde de paix mis en place par Aristide Briand, Robert Schumann et François Mitterrand trouve une issue. Mais aujourd’hui, tout se délite, et la tragédie – oui, la tragédie – du Brexit n’en constitue qu’une première phase. Certains soirs, on aimerait que notre Finistère européen, aspiré par le grand large, se détache un peu vers le Nord-Ouest ! Mais cela, la géographie ne l’autorise pas. La terre restera collée à nos basques, et il faudra, tôt ou tard, la défendre. C’est le troisième scénario. Nous n’en voulons pas. Mais il en sera ainsi. Peut-être.
Jean-Philippe de Garate