De lui, on sait à la fois tout et rien. Charles de Gaulle (1890-1970) aura accompagné le vingtième siècle et réussi, qui l’ignore ? une certaine résurrection de la France. Mais si on en connaît jusqu’à certains épisodes anecdotiques, voire nombre de détails confidentiels exhumés des archives, on oublie le quart de la vie du général. Le temps de son sommeil.
Cyclothymique, le « petit Lillois de Paris » s’était plié dès son adolescence à un mode de vie spartiate, sur un lit de courroies. Nul doute qu’il trouvât ensuite dans la discipline militaire et la poursuite d’une pratique religieuse, un remède à ses tourments, ces « plongées » – souvent sans préavis- qui lui devinrent ses plus fidèles compagnons. Fumer abondamment, notamment pendant sa captivité – et ses évasions manquées – lors de la Première Guerre mondiale, ou recourir à une médication de choc après la déroute de Dakar, en septembre 1940, ne suffisait pas. Ce grand corps est fatigable. Et l’organisation de ses journées exclura, autant que possible, les mondanités inutiles. De Gaulle ? Vraiment le contraire d’un noctambule…
On ne peut pas dire que Charles aime dormir. Mais il en a besoin. Surtout, il peine, une fois éveillé, à se rendormir. Aussi donnera-t-il l’ordre express de le laisser en paix, hors « conflit nucléaire ». Le personnel militaire qui constitue son premier cercle est rompu à l’obéissance. Et il faudra, en avril 1961, le putsch des généraux d’Alger pour que le principal des ministres ose se présenter dès potron-minet et s’interroge devant les plus proches : doit-on sortir le président de son lit ? On attendra un peu…
Ce n’est pas un scoop : se sentant plus proche des monarques royaux que des Lebrun, Auriol et autres inaugurateurs de chrysanthèmes, le général s’était interrogé dès le début de son gouvernement (1er juin 1958) sur un lieu qui rendit au chef de l’Etat la grandeur de sa mission. Grandeur : ce mot-clef de son vocabulaire, de ses tourments face à un pays exclu du monde de Yalta. L’Elysée, que de Gaulle atteignit le 8 janvier 1959, demeurait un lieu frappé d’une réputation peu envieuse : pied-à-terre de la Pompadour, puis des six maîtresses du sieur Beaujon, puis encore d’une Bathilde d’Orléans livrée à la débauche, il avait tour à tour servi de salle de bals publics, de café pour un marchand de glaces et sorbets, la liste s’allongeait comme se raccourcissaient les atours transparents de Madame Hamelin et d’une certaine Joséphine, une veuve comme la Révolution savait en produire… En un mot, rien qui y put retenir le général attaché aux bonnes mœurs et surtout, et avant tout : la grandeur. Rien de grand ne s’était fait à l’Elysée !
Le château de Vincennes, où Saint Louis faisait oublier les fossés du duc d’Enghien, avait sa préférence, mais l’homme d’ordre – en vérité le grand tourmenté – s’était rendu aux raisons de Jacques Foccart, le maître de l’ombre, lui ayant opposé que l’Est parisien n’était pas sûr, et qu’en cas d’émeute, a fortiori d’insurrection, aucune solution permettant l’exfiltration du grand homme ne s’avérait satisfaisante, encore moins sûre.
Par une inclination naturelle, Charles de Gaulle reprit donc le chemin de Versailles. Les travaux s’avéraient tout sauf simples, et ce n’est qu’en 1966 que l’inauguration des appartements présidentiels de Trianon put intervenir, assez étrangement, en présence de l’Académie des Sciences, vrai paravent du rêve monarchique.
L’appartement du général n’est pas d’une grande beauté, pour ne pas dire bien terne, et tout aussi étrangement, assez bas de plafond. Mais la véritable nouveauté résidait dans la taille des deux lits jumeaux destinés au monarque et à sa femme. Ils avaient été conçus à l’identique, mais le long corps de l’homme pouvait se déployer dans un espace inhabituellement grand.
Le microclimat versaillais aidant, le calme du parc cadenassé, l’absence de toute circulation autre que celle des patrouilles de gendarmes et de quelques animaux échappés de la forêt, permettaient un vrai repos, encore que l’humidité liée notamment à l’environnement sylvestre et les pièces d’eau trop proches, constitua dès le début une question récurrente, pour ne pas dire insoluble. Même la reine Elisabeth II d’Angleterre -qui connaît un peu la pluie- reçue dans l’autre aile de Trianon, s’était fait précéder de ses propres appareils pour ne pas se croire logée derrière les murailles transpirant l’eau du repaire de Macbeth…
Ici, à Trianon, de Gaulle brisa une des lois non écrites des républiques. Il allait volontairement signer divers décrets portant le lieu de leur signature. Dans le domaine de nos rois. Certains avaient pour objet divers aspects de la défense nucléaire. La souveraineté se trouvait ainsi réaffirmée, même si Charles de Gaulle, dans ses rêves tourmentés, dans son lit de Trianon, ressentit, par-delà sa cyclothymie, un des éléments-clefs expliquant son comportement politique ultérieur : le doute profond que lui inspiraient ses compatriotes.
Jean-Philippe de Garate