Chronique de la nouvelle époque par Jean-Philippe de Garate
L’avantage de vieillir est simple : comme un arbre qui se libère, s’épure de trop d’écorces, on laisse se détacher toutes ces choses qui nous semblaient si importantes et qui, le temps passant, tombent comme des lanières épuisées de leur suc. Ainsi, en est-il de l’argent, qu’on découvre intimement lié à la santé. Les conversations – aussi puériles que séniles – surprises dans les pharmacies et reprises par des propriétaires de maisons de sept pièces-piscine angoissés d’un bouton apparu sur leur cœur – ainsi, elles en avaient un ! -, les inquiétudes surjouées sur la peste Covid qui aura eu l’immense mérite de freiner, un peu, les échanges vains et frénétiques, certes relayés par écrans plats et yeux exorbités des uns des autres pour, en fin de compte, calmer les blablateux aux lèvres cousues par le masque, la beauté fanée des corps, enfin apaisés, remis à leur place et laissant place à de si tendres et doux sourires, tout cela est un don de l’âge descendant. Je suis heureux d’être vieux. Enfin !
Enfin, la mort cesse d’être une chose abstraite. Et toutes les bêtises – mon Dieu, mes oreilles dégorgent de tant de discours, et rejettent désormais cette sorte de musique, aussi subtile que les 2000 battements/seconde des ailes des moustiques, cette logorrhée de nos Joseph Prudhomme, qu’ils aient nom Barnier – à qui jamais ne sera pardonné le Brexit « bien carré », bien lourd, bien centre-européen – Bayrou et son futur traité en douze tomes « De l’épaisseur du vide, Macron 2017-2022 », tant et tant d’autres qui imaginent exister par des mots empilés comme des assiettes : mon Dieu, comme nos dirigeants sont bêtes ! Et s’ils ne le sont pas, comme ils parviennent à le faire accroire… Deux hommes auront compté – pas trois – dans le paysage politique des dernières décennies : Mitterrand et Chirac. Mitterrand n’aura cessé d’être fidèle aux convictions de sa jeunesse et n’aura aimé, en réalité, que le monde de Flaubert et Chardonne, une France si profonde, paressant sur le quai des bouquinistes pour rêver de Gergovie, du millénaire capétien aux promenades « sans but » sur les chemins de province, les amours et les maisons à doubles issues, qu’il a pu laisser s’agiter sur la scène les Attali et autres Lang qui se croient géniaux et ne sont que de tristes formats, grandes écoles et professorats pour asseoir la pose d’après. Test qui résume : quand on demandait à Mitterrand quelle réalisation de son principat il préférait – la pyramide du Louvre, l’arc de triomphe de la Défense, Bercy – qu’il traitait aimablement de « péage d’autoroute » – ou tel ou tel bâtiment post-moderne ou, susurrait Roland Dumas « post-post » (après… déjà tombé, déjà anéanti) –, le Charentais tranchait : la réfection de la coupole de l’église Saint Louis des Invalides. Il n’y a pas de marques en Histoire, il n’y a que de fins linéaments, une mince trace. Mitterrand le savait. Lui.
Chirac aura été encore plus loin. Le hussard mis en scène, engouffrant des platées de sauciflards avec Corona – la bière-, en usant ses paumes sur celles de ses compatriotes dans des bains de foule presque fusionnés, l’acteur au sourire accroché par deux jugulaires, capable de tenir le rôle pour, dans la seconde, retirer maquillage, sourire et sauter dans l’avion, aura été un Asiatique du début jusqu’à la fin. Le bien informé ouvrage de Pierre Péan, L’Inconnu de l’Elysée, avait ouvert la brèche. Tout le monde croyait Jacques le fils spirituel de Georges : il n’était jamais sorti du musée Guimet.
On pourrait multiplier les coups de pinceaux, mais moi qui dès l’enfance, suis tombé comme Obélix, dans un chaudron de potion magique qu’on appelle l’Histoire, je me retourne et ne vois plus la grande France : l’élégance, le sens des devoirs de son rang, la bienveillance, une certaine galanterie discrète, les rires de camarades de combat, la campagne somptueuse, mais toujours porteuse des dures réalités, avant même Billancourt, à commencer par une armée nécessairement forte et éprouvée, la confiance en la science, le respect du sacré qui, de Reims, fonde le pays, tout cela semble avoir cédé le pas – l’espace d’une « période », disons vingt ans- à ces pauvres cobayes transgenres qui s’imaginent détachables de leur humanité, ces clones en vélo, ces blondes aux foulards verts, ces obèses aux écrans plats, ces malades et leurs bombes, ces dirigeants tremblants de tout, et donc dérangeant tout, à commencer par les ombres de leurs ombres. On croit disposer d’hommes politiques, c’est faux. Quelle politique pour notre Marine ? Quel revirement stratégique, indispensable ! envers la Russie ? Quelle fermeté définitive envers Erdogan et la latérale verte ? Comment refonder l’Europe précisément en lacérant le Sud ? Asseoir ainsi notre citoyenneté ? Quelle politique industrielle ? etc. Et oublions le reste.
L’Histoire, telle une vague, ensevelira tout cela. Je ne le verrais sans doute pas, mais je crois discerner quelques vestiges. Il me semble les apercevoir, peut-être parce que je les vois, même assez peu distinctement… Le trouble que procurent en nous ces floutés, pas contrariés, mais confortés par la ligne tranchée, ce n’est pas la peinture, c’est au-delà. Notre cœur y adhère avant même notre esprit. Nous demeurons sous le charme. On appelle cela l’adhésion… l’amour… L’amour fou, l’amour immédiat. Pas seulement d’une peinture de la femme, France ou Europe, qui vous chavire. Quelques sous-bois de Barbizon ou souvenirs de Mortefontaine, des portraits si énigmatiques à peine suggérés par les grands Italiens, ces à-plats des grands Français, cette vérité des Hollandais, humbles, mais si riches, Rembrandt… et puis, protégées par leur caverne, cette première manifestation de l’Humanité : Lascaux. La peinture est première. Et c’est tout. Le reste suivra.
Jean-Philippe de Garate