Les couleurs fauves de l’Afrique résonnent dans les tissus d’Aïssa Dione. Des bruns sombres et des terres d’argile, des rouges chauds et des envolées de gris loin des couleurs criardes habituellement attribuées aux vêtements sub-sahariens. Si les Européens y voient un certain engouement, pour Aïssa, la qualité du tissu prime avant tout. De formation artistique, cette franco-sénégalaise a fait « le contraire de tout le monde : le lycée et les Beaux-Arts en France et mes études de philosophie à l’université de Dakar », plaisante-t-elle. C’est en retrouvant son pays d’origine, qu’elle connaissait finalement assez mal, qu’elle s’est intéressée aux méthodes traditionnelles de tissage.
Mais en s’interrogeant sur la sous-exploitation de cet artisanat, elle se rend compte qu’un saut technique est nécessaire. Au départ, les bandes de tissu ne pouvaient dépasser les 15 centimètres et étaient destinées aux pagnes. Elle passe à 60 puis à 90 centimètres. Extrêmement genré, le tissage Manjak vient originellement de Guinée-Bissau. La chaîne de travail est simple : les hommes cultivent le coton, les femmes le filent, puis les hommes le tissent, enfin les femmes le commercialisent. Un va-et-vient qui fonctionne depuis des siècles. Pour preuve, ce Français peu familier des coutumes locales qui s’était installé au Sénégal, avec l’idée d’employer des femmes au tissage. Quelle idée ! Ses métiers à tisser, peu usités, furent d’ailleurs rachetés par Aïssa, qui pu ainsi faire rapidement grandir son entreprise.
Nous sommes au début des années 1990 et les fabricants de mobilier locaux se montrent intéressés par ces métrages plus pertinents pour l’usage qu’ils souhaitent en faire. Aïssa commence alors à tapisser des fauteuils, canapés et proposer des revêtements muraux.
« J’ai ouvert une véritable boîte de Pandore », estime-t-elle, car soudainement, le monde du design occidental s’emballe pour les produits de cette jeune sénégalaise. Elle « monte » alors à Paris, comme elle aime le dire et rencontre Jacques Grange, avec qui elle collabore sans interruption depuis plus de 25 ans, Christian Liaigre, Fabrizio Casiraghi, Peter Marino… Hermès, Fendi s’intéressent aussi à ses fabrications, et de nombreux tissus de la boutique Dior de Saint-Tropez viennent de chez elle. Aujourd’hui, 100 employés et 40 métiers à tisser plus tard, Madame Dione travaille toujours avec les designers les plus en vogue.
Cette success-story n’est pas le seul résultat d’un savoir-faire artisanal, certes magnifique, des ateliers Dione Tissus S.A. Elle est due également aux engagements de cette grande dame qui souhaite promouvoir le « made in Africa » et redorer le blason de l’industrie textile de l’ouest-africain. « Mon travail est très différent de tout ce qu’on conçoit de l’Afrique, le wax notamment, très coloré, voire tapageur, sort essentiellement des usines chinoises. On parle parfois de la production européenne, mais si 20 millions de mètres de wax sont produits en Hollande et Angleterre, il faut savoir que 1,5 milliard est fabriqué en Chine ! Et encore, ces chiffres datent d’il y a dix ans ! », estime-t-elle.
De plus, la question du coton fait ressortir tous les sujets écologiques, politiques, économiques. Car si le coton est présent dans toute l’Afrique de l’Ouest, les deux millions de tonnes de fibres sont exportés. Quant au coton fil, il n’existe pas puisque les filatures ont fermé. Il part donc en Asie pour être filé et tissé, puis vendu en Europe, qui à son tour redonne les surplus et les fripes déclassées à l’Afrique. Côté circuit court, on a déjà vu mieux. De plus, la fripe détruit inéluctablement l’industrie locale et empêche la transformation du coton sur place. L’espoir ? Depuis mars 2021, une filature a repris du service à Dakar, après 15 ans d’arrêt. Sous houlette étatique, l’activité a redémarré et Aïssa souhaite pouvoir s’y fournir prochainement, en espérant que la qualité soit en rendez-vous. En attendant, c’est en Égypte qu’elle s’approvisionne pour rester sur le continent africain et parce que le coton peigné y est sublime.
« Les artisans d’art alliés à une certaine industrialisation pour faire baisser les coûts et produire localement sont l’avenir de l’Afrique », scande-t-elle. C’est avec la prestigieuse École Boulle, parmi d’autres, qu’Aissa a mis en place un partenariat, sous forme de workshops, autour de la fabrication de mobilier. Les formations sont en effet indispensables pour élaborer les meilleurs produits, d’autant que les débouchés commerciaux à l’international sont bien réels. Les tissus « ethniques » d’Aïssa qui jouent sur les textures et des nuances subtiles s’adaptant parfaitement au marché occidental. Et une fois ces problématiques techniques résolues, deux questions d’avenir : à quand la boutique Aïssa Dione à Paris ? À quand l’industrialisation de cet artisanat d’art en Afrique ?
Deborah Rudetzki
Pour retrouver l’univers d’Aïssa Dione : http://www.aissadionetissus.com/
Merci à Madame Joëlle Bonnefous, marraine d’Opinion Internationale
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