Opinion Internationale : Valérie Pilcer, vous êtes l’auteure de « Gouvernance responsable et société digitale », administratrice indépendante de sociétés et consultante dans le domaine des risques, de la gouvernance, de la RSE et du digital.
La crise de la Covid n’a-t-elle pas fait passer au second plan les exigences de RSE dans l’ensemble des entreprises, et notamment dans le domaine digital ?
Valérie Pilcer : Cela aurait pu être le cas. On peut penser que lorsqu’il est question de survie, on ne se préoccupe plus de ce qui nous entoure. En réalité c’est tout le contraire : d’abord parce que les aides Covid ont souligné le rôle du collectif. Ensuite du fait des réglementations, qui exigent des grandes entreprises non seulement d’expliquer ce qu’elles font, mais aussi de le prouver. Enfin, tous les fonctionnements classiques dans le monde du travail se sont vus questionnés. La crise de la Covid a ouvert le champ des possibles.
On a réalisé que le coût du déplacement ne se limitait pas à l’environnement, mais se chiffrait également en temps passé et en fatigue : la notion de distance et de mobilité a changé de signification.
Les entreprises ont aussi repensé leur chaîne logistique à l’aulne des contraintes d’approvisionnement. Elles l’ont fait pour garantir leur souveraineté, mais le résultat est bien de permettre de repenser les circuits courts et de prendre conscience de la nécessité de recycler certains matériaux devenus rares.
La crise de la Covid est arrivée au moment où les entreprises étaient invitées à se poser la question de la raison d’être avec la mise en vigueur de la loi PACTE. Cela a donc créé une caisse de résonance et aura permis d’avoir cette réflexion avec un recul et une perspective qui n’auraient pas été possibles en temps normal.
La crise de la Covid a fortement accéléré l’entrée des Français dans le monde d’après, notamment dans de très nombreux secteurs d’activité : le digital a envahi la culture, la santé et l’éducation notamment. Est-ce que pour autant les exigences de la RSE ont été prises en compte par les chefs d’entreprises dans cette nouvelle vie avec le digital ?
Vous avez raison de souligner que le digital, s’il envahit nos entreprises, a aussi modifié nos usages et nos vies.
Finalement, les entreprises sont le reflet de la société : elles doivent s’aligner sur les meilleures pratiques constatées à l’extérieur. Personne n’a envie de travailler dans un environnement en décalage par rapport au mouvement d’innovation et de transformation ambiant.
Les entreprises se saisissent du digital pour plusieurs raisons : l’amélioration de l’efficacité opérationnelle est la première préoccupation, car elle apporte des gains de productivité. Mais en matière d’efficacité énergétique, on a réalisé que certaines tâches simples pour l’être humain demandent des algorithmes complexes et énergivores pour être répliquées. Le digital a donc plusieurs facettes en matière de RSE : il permet de réduire facilement l’empreinte carbone, par la diminution du papier ou des déplacements. Encore faut-il intégrer dans le calcul l’empreinte énergétique des systèmes d’information pour refléter la réalité. On commence à prendre conscience que le stockage de la donnée ou la circulation de lourds fichiers ont un impact environnemental significatif : des chartes d’utilisation responsable du digital permettent une prise de conscience. Mais arriver à une évaluation globale nécessitera encore des efforts.
Le digital est aussi un enjeu d’évolution du marché vers de nouveaux produits et services : les start ups sont souvent l’aiguillon qui rend ces mutations internes inévitables. Dans certains cas, la mesure des impacts environnementaux peut devenir un atout commercial, par exemple pour les consommations d’eau et d’électricité ou pour les systèmes d’écoconduite déployés par les assureurs. Les citoyens peuvent ainsi devenir acteurs de la transition énergétique et développer des écogestes. Mais on ne peut laisser de côté les impacts sociaux : la transformation du travail nécessite une réflexion de fond. C’est peut-être la plus grande responsabilité des entreprises : préserver l’employabilité de ses collaborateurs face aux changements profonds des méthodes de travail, engager une réflexion sur la préservation des compétences dans un univers en pleine automatisation et repenser la place de l’humain afin de se placer dans une création de valeur sur le long terme.
Aujourd’hui, les entreprises qui sont dans une démarche RSE ne sont pas toutes au même niveau en ce qui concerne la mesure, en particulier sur le digital. Mais les chefs d’entreprise doivent commencer et initier un point de départ. La RSE est avant tout une trajectoire avec une évaluation des progrès réalisés.
Le télétravail est une des révolutions de la crise Covid. Dans quelle mesure modifie-t-il en profondeur la gouvernance des entreprises ?
Comme ailleurs, le télétravail a permis aux instances de gouvernance de faire leur travail et de se réunir. Nous avons pris conscience que de nombreuses tâches pouvaient être effectuées à distance avec autant d’efficacité. C’est particulièrement le cas pour tout ce qui est technique ou administratif dans les missions d’un conseil d’administration.
On a aussi pris la mesure de l’importance des échanges présentiels. La réunion physique permet d’organiser les échanges informels au-delà de l’intuitu personae. Elle contribue à la formation d’une dynamique collective. Dans une entreprise où les administrateurs se connaîtraient bien, le tout digital serait envisageable. Ce monde-là n’existe pas et une bonne compréhension des sujets stratégiques nécessite ce petit plus de communication qui ne passe pas à travers l’écran.
On connaît tous le green washing. Ne s’applique-t-il pas également dans les enjeux du digital. Je ne prendrai qu’un exemple : la ville intelligente. Ce concept fait florès depuis des années, mais combien de smart cities aurons-nous dans un an (vous donnez l’exemple d’Issy-les-Moulineaux), dix ans, une génération ?
Aujourd’hui le Green washing est puni par la loi, en tous cas en ce qui concerne les entreprises. Il faut prouver ce que l’on dit par des éléments concrets de mesure. Cela va permettre de préciser de quoi l’on parle : les nouveaux concepts décrivent parfois des réalités différentes en fonction du contexte.
Issy-les-Moulineaux est une ville intelligente, mais cela passe par des applications qui simplifient la vie des habitants et on ne perçoit pas ces changements si l’on n’est pas un habitant de la ville ou un utilisateur averti.
Rien à voir avec le projet de ville durable Astana au Kazakhstan, qui repense la ville dans toutes ses infrastructures essentielles, des écomobilités au traitement des déchets en passant par la climatisation et l’organisation des activités en prenant en compte le territoire et les mutations socio-économiques attendues : il est plus facile de créer ce type de ville intelligente que de transformer l’existant ! Pourtant, c’est un enjeu majeur si l’on a en tête que la moitié de l’humanité – 3,5 milliards de personnes – vit aujourd’hui dans des villes, d’après l’Organisation des Nations Unies, et que ce chiffre devrait atteindre 5 milliards d’ici 2030. Alors, pour répondre à la question, il faut savoir exactement ce que l’on entend par smart city : il y a sans doute plusieurs catégories à créer. Optimiser l’existant par les outils digitaux peut s’inscrire dans les politiques locales et pourrait être déployé à court terme. Transformer les infrastructures et la mobilité est du ressort des grands projets nationaux ou européens à mener sur des horizons décennaux. Reste à se fixer des objectifs atteignables. Ils vont clairement au-delà des prérogatives des entreprises.
Pour préparer votre livre, vous avez interrogé de nombreux chefs d’entreprises. Comment vivent-ils culturellement le digital ? Comme une nouvelle vie à bâtir pour leur société ou comme une contrainte à prendre en compte par nécessité ?
Il existe un risque que les dirigeants se cantonnent à une vision du digital outil, lorsque seuls les aspects opérationnels sont identifiés. Auquel cas, il serait traité comme « business as usual », dans la continuité des projets informatiques ou des risques liés à ces nouveaux outils, tel le cyber risque.
Mais c’est l’innovation ambiante qui oblige les chefs d’entreprise à rentrer dans le sujet avec un autre angle de vue : ils ne peuvent éluder la nécessité de rester immergés dans le mouvement en cours. Cela se traduit alors par la réorientation des dispositifs existants en matière de Recherche et développement vers les sujets du digital. Une large panoplie d’initiatives a également vu le jour : les digital factories, la participation à des incubateurs de start ups, et souvent la nomination d’un chief digital officer pour irriguer culturellement l’entreprise par un dispositif transverse et ciblé.
Ma conviction, c’est que le digital est en train d’introduire une disruption dans tous les usages et que les enjeux pour l’entreprise doivent être évalués au regard de la stratégie à long terme par les instances de gouvernance.
Comparativement à d’autres pays (Estonie, Allemagne, États-Unis…), les chefs d’entreprise français, comme l’ensemble des Français, ont-ils une culture adaptée pour combiner performance et respect des normes de RSE ?
Les entreprises françaises sont versées dans l’art de s’adapter aux normes réglementaires. Notre pays a toujours été à la pointe en la matière et nos régulateurs ont tendance à aller plus loin que les autres dans leur implémentation. Il faut cependant noter qu’aujourd’hui les normes restent souples pour garder du sens en prenant en compte les spécificités des activités.
Alors oui, nous avons la culture et les outils. Nous sommes les champions pour transformer les contraintes réglementaires en atouts ! À un moment où les citoyens deviennent sensibles à ces sujets d’éthique et de responsabilité, je ne doute pas que les chefs d’entreprise sauront utiliser leur excellence dans l’implémentation de ces normes pour sensibiliser leurs clients à la valeur de ce positionnement. La démarche accompagne la transformation de notre société tout entière. Elle est le moyen de mettre en avant la responsabilité économique et la performance comme l’étape incontournable pour atteindre les objectifs de développement durable.
Propos recueillis par Michel Taube
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