Au cours (et au coeur) de ce mois d’août, pour vous changer les idées, vous effrayer et/ou vous rassurer, Opinion Internationale vous offre des extraits du livre de Raymond Taube et Patrice Cristofini « eSanté et Intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire » (édition Maïa). Mêlant essai (pour le présent) et fiction romanesque (pour le futur), l’ouvrage expose de manière originale et disruptive un des grands challenges de l’humanité…
Tuer l’humanité en voulant terrasser la mort (a)
Je suis peut-être le dernier survivant de l’espèce humaine. En tout cas, je n’ai obtenu aucune réponse à mes tentatives de connexion avec l’extérieur. Je sais que la guerre a sévi sur toute la planète, entre les hommes biologiques, le commun des ordinaires mortels, entre les machines, entre les hommes-machines, sans que l’on ne parvienne toujours à distinguer qui appartenait aux uns et qui était dans le camp des autres. Elle fut nucléaire, chimique, biologique, nanotechnologique, informatique… Elle fut totale. J’ai eu cette chance, si l’on peut dire, d’être ingénieur géothermique, et de travailler depuis 2119 à la maintenance des installations d’alimentation de l’Europe du Sud, au large de Marseille, aujourd’hui toutes détruites. Nous étions à plus de 1800 kilomètres de profondeur, sur le chantier de forage du manteau inférieur, en direction du noyau externe de la terre, lorsque l’attaque se produisit. Du moins, c’est ce que je crois comprendre, puisqu’à ce moment précis, j’étais en SAC, en Sommeil Artificiel Contrôlé, mais en phase de réveil. Je me suis réveillé avec une migraine terrifiante, qui ne m’a pas quitté. Sans doute mon cerveau a-t-il subi quelques dégâts irréversibles, et je n’ai à ma disposition aucune prothèse neuronale, ni même le moindre concentré cellulaire bionique pour me réparer. Sans doute vais-je bientôt cesser de fonctionner, mourir comme un vulgaire humanoïde ordinaire, comme tous ces prolétaires qui n’ont jamais cessé de pulluler et de se reproduire plus vite que les rats.
Autour de moi, il n’y a que des robots hors services, des ordinateurs éteints et quelques cadavres d’ingénieurs augmentés, allongés dans leur dormeuse. Eux aussi étaient en SAC, mais en phase de sommeil profond, et lorsque les ordinateurs ont cessé de fonctionner, leur sort était scellé, quelle que soit la part bionique de leur organisme. Je vais donc essayer de reconstituer ce qui a pu se passer et laisser ce témoignage gravé sur le sol avec une pierre, comme à l’âge préhistorique, comme si la boucle avait été bouclée. Peut-être ne suis-je pas le dernier survivant, après tout. Ou peut-être qu’un jour une autre espèce, qui prendrait la place de l’homme si en surface ou au fond des océans une forme de vie peut renaître, découvrira mon testament.
Je m’appelle Hal Maul. J’ai 118 ans. J’en avais 53 lorsque l’on m’a reprogrammé pour avoir l’âge de 30 ans, état stabilisé dans lequel je suis depuis mon métatransfert. Au cas improbable où d’éventuels archéologues dans un lointain futur, ou des explorateurs venant d’autres planètes découvrent ma gravure, le métatransfert consiste à remplacer les éléments biologiques du corps par leur équivalent numérique modélisé. Le métatransfert est la reconnaissance ultime de la société à ses plus illustres représentants, le cadeau suprême à la crème des élites. Sur dix-neuf milliards d’humains que comptait la Terre avant l’épidémie et la guerre qui la suivit, moins de 5 % étaient augmentés, améliorés si vous préférez, par des systèmes neuronaux synthétiques ou bioniques. Et à la surface de la Terre, au sein de ses dépendances souterraines et sous-marines et sur ses bases spatiales ou lunaires, nous n’étions que quelques dizaines de milliers à être entièrement bioniques et donc virtuellement immortels. La plupart d’entre eux étaient des dirigeants politiques et des patrons de grandes entreprises. S’y ajoutaient quelques chercheurs, dont votre serviteur. Malgré leur nombre, les hommes « ordinaires » étaient une espèce sur le déclin, perdant peu à peu leur fonction économique et sociale à mesure que se développaient les Zuinis, ces robots que l’on ne pouvait à première vue distinguer des hommes. Ils étaient issus de la précédente génération d’intelligence artificielle : des machines intelligentes, certes, mais pas conscientes. Des esclaves mécaniques en somme, pour le travail, les loisirs, le sexe… Ils ne pouvaient se reproduire. Des machines ne peuvent se reproduire, même si certains fous ont probablement envisagé cette possibilité.
Les hommes ordinaires appartenant aux classes moyennes vivaient encore dans les villes, et s’équipaient en Zuinis. Les prolétaires, largement majoritaires, étaient pour la plupart parqués dans d’immenses réserves suburbaines et livrés à eux-mêmes…
Raymond Taube et Patrice Cristofini.
Extrait de « eSanté et intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire »
Disponible chez votre libraire ou sur le site de l’éditeur Maïa