Au cours (et au coeur) de ce mois d’août, pour vous changer les idées, vous effrayer et/ou vous rassurer, Opinion Internationale vous offre des extraits du livre de Raymond Taube et Patrice Cristofini « eSanté et Intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire » (édition Maïa). Mêlant essai (pour le présent) et fiction romanesque (pour le futur), l’ouvrage expose de manière originale et disruptive un des grands challenges de l’humanité…
Tuer l’humanité en voulant terrasser la mort (c)
Mozart ou les Beatles auraient-ils pu composer leurs œuvres sans s’appuyer sur une solide culture musicale ? De même, un écrivain doit-il d’abord avoir été un grand lecteur et jouir d’une culture littéraire, ou sa seule imagination peut-être lui suffire à exprimer son génie ? Ces questions peuvent se décliner à l’infini, pour tous types de création artistique, voire pour toute activité humaine. Ce vieux débat qui oppose l’inné à l’acquis ne fera jamais consensus, si ce n’est que la puissance d’une intelligence, qu’elle soit humaine ou artificielle, ne peut a priori s’exprimer intrinsèquement, sans un socle incontournable de données, sans mémoire. Sous cet angle, l’homme et la machine ne sont pas très éloignés.
À l’automne 2047, les chercheurs du Human Brain Projet de l’Université de Lausanne s’attelèrent à la programmation des deux cerveaux modélisés, QB01 (pour Quantic Brain) et QB02. Ce fut un travail de titan. D’innombrables méthodes furent essayées : avec et sans solfège, avec et sans indications stylistiques, mélodiques, rythmiques… Fondamentalement, la méthode était largement fondée sur le Deep Learning et le Big Data qu’avait inaugurés IBM une trentaine d’années plus tôt : la machine analysait un nombre gigantesque de données et apprenait à y trouver ce qu’on lui demandait. La méthode s’était révélée très efficace dans de nombreux domaines, comme le diagnostic médical ou les véhicules autonomes. Pour la création musicale, du moins par une intelligence artificielle très particulière qui reproduit les connexions neuronales, le résultat fut décevant. Le travail de QB01 et QB02 rappelait les compositions habituelles que diffusaient des plateformes comme Intelligent Music, filiale du géant chinois Tencent. Il s’agissait déjà de musique composée avec l’appui de l’intelligence artificielle. La puissance des supercalculateurs quantiques n’était pas affectée à la qualité des compositions, une préoccupation très secondaire, mais à la production de masse de musique stéréotypée en fonction de l’ambiance choisie par l’utilisateur. La même évolution se produisit pour la réalisation de séries holographiques, quasiment toutes dépourvues de vrais acteurs. L’industrie avait imposé les personnages virtuels, faisant disparaître le métier d’acteur et tous les autres métiers traditionnels de l’image. Quant au cinéma, il s’était éteint, entraînant la fermeture de presque toutes les salles dans le monde. Avant-guerre, il n’en demeurait à ma connaissance qu’une seule, minuscule et délabrée, dans le Quartier latin de Paris.
L’équipe du Human Brain Project eut alors l’idée de ne charger dans la mémoire des deux cerveaux numériques quantiques que des succès populaires, des « tubes ». Plus de 500 chansons furent utilisées, des années 1950 aux succès du moment. Le résultat fut de bien meilleure facture pour les deux machines, surtout pour QB02, mais sans grande originalité. L’équipe tenta alors une ultime expérience de composition musicale avec les deux machines : les règles d’écriture musicale, en particulier le solfège, furent « enseignées » aux ordinateurs, de même que la structure de base d’une chanson : couplet, refrain, pont, reprise, etc. Mais à la différence des précédentes expériences, aucune partition ne fut chargée en mémoire.
La composition de QB01 fut d’une navrante platitude. Par acquis de conscience et sans conviction, l’équipe fit jouer la composition de QB02, convaincue de couper le son après quelques mesures. Lorsque les premières notes se firent entendre, le professeur Léopold Strumpfer, qui dirigeait désormais le HBP, crut à une plaisanterie, et demanda à l’opérateur de diffuser le bon morceau. Quand on lui répondit qu’il s’agissait de la composition de QB02, il demanda à vérifier s’il n’y avait pas d’erreur, et quand cela lui fut confirmé, il ordonna de reprendre le morceau depuis le début. Pendant trois minutes, la dizaine de scientifiques présents dans le laboratoire se turent et écoutèrent religieusement ce qu’une intelligence artificielle, ou plus exactement un cerveau humain modélisé avait composé : un chef-d’œuvre !
Raymond Taube et Patrice Cristofini.
Extrait de « eSanté et intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire »
Disponible chez votre libraire ou sur le site de l’éditeur Maïa