Au cours (et au coeur) de ce mois d’août, pour vous changer les idées, vous effrayer et/ou vous rassurer, Opinion Internationale vous offre des extraits du livre de Raymond Taube et Patrice Cristofini « eSanté et Intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire » (édition Maïa). Mêlant essai (pour le présent) et fiction romanesque (pour le futur), l’ouvrage expose de manière originale et disruptive un des grands challenges de l’humanité…
Santé et éthique : le droit de ne pas savoir
Les multiples applications de l’intelligence artificielle en matière de santé suscitent nécessairement des interrogations juridiques, éthiques, sociologiques ou relevant d’autres disciplines des sciences humaines, des « sciences molles » potentiellement en opposition avec les « sciences dures », comme pourrait être la médecine. Les multiples et parfois très violentes controverses scientifiques autour de la Covid-19 ont quelque peu entamé la « dureté » de la discipline. Certes, le débat scientifique est utile et sain, mais on aurait espéré qu’il ne transforme en chamaillerie sur les plateaux de télévision. S’agissant d’intelligence artificielle, une interrogation est particulièrement prégnante : le bien-portant veut-il ou doit-il savoir qu’il ne le restera pas, en raison d’indicateurs que seule la médecine prédictive et fortement individualisée peut lui fournir, ne serait-ce que par le biais de la connaissance de ses prédispositions génétiques ? Le médecin n’y voit bien entendu que des avantages, et on ne saurait nier qu’un pareil progrès technique réduira – le processus est déjà engagé – l’ampleur, la gravité, les effets de certaines pathologies, permettra parfois de retarder voire d’empêcher leur survenance, contribuera à une meilleure santé globale, et participera significativement à l’allongement de l’espérance de vie. A priori, il faudrait être assez inconscient, voire idiot, pour refuser pareil cadeau de la science. Et pourtant…
En introduction, nous avions imaginé un scénario relevant (encore) de la fiction : par la grâce du Big data, des sociétés commerciales, en particulier des compagnies de pompes funèbres, savaient, avant le patient, qu’il allait contracter un cancer. Ce scénario devrait être évité par l’anonymisation des données, sauf éventuellement accord de l’intéressé. Mais quand bien même donnerait-il son accord, du moins à un partage encadré de données au bénéfice des professionnels de santé, est-il opportun de savoir à l’avance qu’une maladie va nous frapper, a fortiori si notre génome nous y prédispose et que notre hygiène de vie renforce cette probabilité ? Si l’on y ajoute que nous n’avons pas tous la volonté ni le désir de changer profondément nos habitudes, que nous apporterait une analyse génétique, si ce n’est l’angoisse d’une perspective effrayante, celle du moment où se déclarera la maladie, comme un condamné à mort attendant l’heure de l’exécution de la sentence ?
De nombreuses personnes souffrent du diabète sans le savoir, et parfois même sans vouloir le savoir. Adviendra ce qu’adviendra ! En général, elles regrettent amèrement leur soumission à la providence ou à la chance, lorsque la maladie se déclare. C’est également vrai de nombreux cancers et de maladies transmissibles, comme le SIDA. La surveillance de certains indicateurs en fonction de critères comme l’âge, le poids, la sédentarité ou les habitudes alimentaires ne relève pas de la médecine préventive ou prédictive basée sur l’analyse du génome par des algorithmes. Pourtant, le seul fait d’ajouter à cette liste de critères les antécédents familiaux est déjà une approche prédictive de nature génétique. Établir la carte génétique intégrale d’un individu n’est pas pour autant comparable à la recherche ciblée d’une pathologie susceptible de se déclarer. Une telle démarche relève d’une mise à nue de l’individu, bien au-delà de son état de santé actuel. La fiction littéraire et cinématographique (par exemple dans le film Alien) s’était emparée du syndrome 47,XYY, une anomalie chromosomique, pour lui attribuer des vertus criminogènes. Puis ce fut l’enzyme monoamide oxidase-A, également appelée MAOA, qui fut présentée comme le « gène du guerrier ». Même si le lien de causalité entre certaines anomalies génétiques et la violence ou la schizophrénie n’est pas établi, le débat n’est pas clos et les recherches perdurent. Le professeur Daniel R. Weinberger, directeur du Lieber Institute for Brain Development, basé à Baltimore (USA), a également établi que de graves complications durant la grossesse pouvaient multiplier par cinq le risque de schizophrénie chez le futur enfant. Et d’en conclure que « pour la première fois, nous avons trouvé une explication au lien entre les complications précoces, le risque génétique et leur impact sur la maladie mentale et tout converge vers le placenta »[1].
La politique de l’autruche est injustifiable lorsque l’on a de bonnes raisons de craindre d’être contaminé par une maladie grave et contagieuse ou fortement transmissible. Pourtant, avant que soit mise en place l’application StopCovid, devenue TousAntiCovid, les débats furent houleux autour du sort des données collectées par ce biais, malgré toutes les garanties apportées par l’État. Certains se répandent sans retenue sur internet et les réseaux sociaux, s’offrant véritablement à Google, Facebook et autre Twitter. Mais quand il s’agit d’endiguer une pandémie par une application on ne peut plus encadrée, les mêmes crient à l’intolérable atteinte à leur intimité.
[1] https://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/schizophrenie-le-role-inattendu-du-placenta-dans-le-developpement-de-la-maladie_124420
Raymond Taube et Patrice Cristofini.
Extrait de « eSanté et intelligence artificielle : entre promesse du meilleur et crainte du pire »
Disponible chez votre libraire ou sur le site de l’éditeur Maïa