À l’occasion des vingt-ans de la disparition de Léopold Sédar Senghor, le président de Francophonie sans frontières (FSF) livre son admiration pour le poète-président. Organisés par FSF, un colloque le 5 novembre à Paris en Sorbonne ainsi qu’une grande conférence le 18 décembre au Musée des civilisations noires de Dakar, en partenariat avec la Fondation Senghor, auront lieu pour souligner l’actualité de sa pensée.
Il a laissé de son passage sur Terre une empreinte singulière. Sa pensée et son action demeurent contemporaines ; elles ont creusé un sillon que ni l’érosion du temps ni la corruption des idées n’altèrent. Je veux parler de Léopold Sédar Senghor. Un homme complet et complexe qui nous a transmis un héritage politique, poétique et philosophique dont il nous revient de remettre les clefs, sans délai, aux nouvelles générations.
Le Prince-philosophe de la Négritude
Né en 1906 et mort en 2001, Senghor a traversé le XXe siècle des guerres, des idéologies et des émancipations en traçant sa propre voie humaniste.
À la manière d’un « Bergson africain », le natif de Joal voulait « agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Tombé en politique par accident mais non par hasard compte-tenu de ses capacités, ce chevalier des causes nobles et justes a sillonné le champ des possibles. Grammairien, poète, professeur, essayiste, député, maire, ministre, président de la République, Senghor a embrassé la vie en faisant chatoyer toutes les facettes de son génie.
Mû par une pensée de la totalité dont l’ambition ultime était l’humanisation de la Terre (Diagne, 2007), il se fit le chantre de la Négritude. Celle-ci était à la fois révolte – contre l’aliénation -, affirmation – de la dignité des Noirs et de leur culture -, ancrage – dans l’Africanité millénaire – et ouverture au monde et à sa diversité.
La doctrine éparse et pluridisciplinaire qu’il élabora tout au long de sa vie, au prix de « cent et cent manifestes, articles, rapports, essais, discours, adresses et autres écrits de circonstance » (Guibert, 2006) porte le cachet de l’humanisme. Un humanisme qui marie la culture sérère aux lettres gréco-latines, l’africanité à la francité.
Des bancs de l’Assemblée constituante au palais présidentiel de Dakar, Senghor a incarné l’idéal platonicien du prince-philosophe, repris à la Renaissance par Érasme, pour qui « les États ne sauraient jamais être heureux qu’en mettant les philosophes aux commandes, ou bien en faisant que ceux à qui il a été donné de gouverner embrassent la philosophie » (1516).
Certes, la philosophie ne l’a pas immunisé contre certains maux politiques. Mais elle lui a permis de traverser bien des turbulences et de surmonter des oppositions pour réaliser la plupart de ses grands desseins. Son souci permanent d’unité dans la pluralité, de symbiose des énergies dormantes, Senghor l’a mis non seulement dans la gouverne de son pays, le Sénégal, mais aussi dans l’édification d’une communauté internationale, la Francophonie.
L’architecte de la Francophonie
Aimé Césaire pensait que « Senghor, c’est l’Afrique en elle-même telle que l’éternité la pense, c’est l’Afrique éternelle avec sa noblesse, avec sa dignité, avec son histoire ; l’Afrique avec son humanité, sa philosophie, sa sagesse… » (1994). En réalité, le Sénégalo-Français était un métis culturel, intercesseur entre l’Afrique et l’Europe, médiateur entre les civilisations. Son rêve de fraternité internationale, de partage de bonnes pratiques au service de l’éducation et du développement l’a amené à exhumer « cet outil merveilleux » trouvé « dans les décombres du régime colonial » (1962), la langue française, pour en faire le principe organisateur d’une nouvelle coopération entre les peuples.
Cette francophonie, dont le géographe Onésime Reclus avait inventé le concept sociolinguistique et géographique, Senghor l’a transfigurée en une réalité politique, aux lendemains des indépendances. Il lui a conféré sa majuscule institutionnelle, inter-parlementaire et inter-gouvernementale, avec l’aide d’autres pionniers comme le tunisien Habib Bourguiba, le québécois Jean-Marc Léger, le cambodgien Norodom Sihanouk, le nigérien Hamani Diori. Cette œuvre collective, à laquelle de nombreux militants ont apporté leur pierre depuis le suisse Auguste Viatte, le wallon Joseph Boly ou encore le français Xavier Deniau, demeure l’un des plus beaux héritage de Léopold Sédar Senghor.
Le poète de l’âme noire aux fulgurances claires
« Quand retombe le sable sur les dunes du cœur » (Senghor, 1945) reste l’étoile cueillie au firmament de la rime. S’il ne fallait retenir qu’une seule chose de ma vie, disait Senghor, ce serait ma poésie ! À l’Occident de l’Afrique et de la France, le poète-président a créé une œuvre sensible et symbiotique, à l’image de son être.
De la noble et vieille langue de Villon, il a fait vibrer les cordes. Musique, rythme, percussions des sens et des images, associations d’idées nouvelles, visionnaires, avant-gardistes. Et toujours l’ancrage de ce chant profond, sorti de ses entrailles, dans son Royaume d’enfance.
La transmutation poétique senghorienne des mots convoque les contes éternels du griot de sa maison, les chants gymniques de sa culture sérère, la puissance évocatrice de la Négritude et parfois, l’esprit de rectitude, de concision et de mesure de la francité. Dans cet « entre-deux langues » – wolof et français – s’opère l’incantation de la poésie de Senghor. Chapeau l’artiste ! « Il a mis à jour une ontologie par laquelle l’être est rythme […] De cette ontologie, il a montré que les arts africains constituaient le langage » (Diagne, 2007).
La foi des synthèses
Senghor, c’était un regard, une voix, un esprit, des mains qui modèlent. S’il ne méprisait aucunement la matière et savait en apprécier les fruits, c’est la spiritualité qui irriguait et semblait renouveler son sang. Ce disciple de Pierre Teilhard de Chardin – qu’il citait volontiers – devait, à l’origine, devenir prêtre. Le petit séminariste de Ngasobil avait cependant un caractère indocile qui a contrarié la vocation sacerdotale. Pour autant, il s’est appuyé toute sa vie sur la foi. D’aucuns diront qu’il cherchait peut-être à sublimer ses contradictions, d’autres, à goûter « avec une conscience accrue, la forte et calme ivresse d’une vision dont [il] n’arriv[ait] pas à épuiser la cohérence et les harmonies » (Teilhard, 1961).
Toujours est-il qu’à la suite du Père jésuite, Senghor rêve d’une « civilisation de l’Universel ». Celle-ci peut se comprendre comme la Synthèse prochaine du métissage culturel, par lequel les essences se mêleraient au Tout, sans perdre leurs spécificités. Impossible n’est pas Senghor !
En somme, « cet homme de toutes les contradictions si magistralement assumées : catholique chef d’un pays musulman, anticolonialiste africain et premier académicien français noir, militant de la négritude et marié à une femme blanche, co-rédacteur de la constitution de la France » (Goutx, 2002) a su dépasser les clivages et hisser haut dans le ciel l’étendard de la liberté.
L’expérience d’une telle vie, les traces d’une pensée si riche et féconde constituent un patrimoine à transmettre sans faute aux nouvelles générations. Le legs senghorien mérite en effet d’être enseigné dans les écoles, discuté dans les agoras, pesé dans les réflexions d’avenir. Or, l’oubli, l’ignorance et le divertissement guettent parfois nos sociétés. « Que dire aux miens qui ne savent pas, qui ne savent plus, qui sont Césaire, Senghor ou Alioune Diop ? », s’interroge Abd Al Malik (2010).
Cette préoccupation, je la partage. Alors, je prends mon bâton de pèlerin pour dire aux enfants, aux adolescents, aux jeunes adultes et à tous ceux qui veulent l’entendre que cet homme était notre frère. Qu’il a préparé le terrain, tracé la voie, semé les fleurs que l’on peut cueillir aujourd’hui et transplanter ailleurs, un peu partout sur la planète. Et si j’osais encore, je m’adresserais ainsi à lui, directement, comme à un parent immortel que l’on tutoie :
Merci, Léopold Sédar Senghor, ab imo pectore, d’avoir choisi de ne retenir que la fraternité dans le regard de tes frères aux yeux bleus. Merci d’avoir tendu la main à tant de mains tendues, d’avoir été le sage, le démocrate, le bâtisseur d’un empire de l’Esprit. Au confluent des fleuves Siné et Saloum, à toutes les tribunes, dans les stades, les hémicycles et jusqu’aux gras pâturages de la Normandie, merci d’avoir semé des lendemains meilleurs, « avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie » (Senghor, 1945).
@Benjamin_Boutin
Benjamin Boutin
Président de Francophonie sans frontières
Bibliographie
Erasme, L’éducation du prince chrétien [ou l’art de gouverner], Paris, Les Belles Lettres, 2016 (première édition en 1516).
La Négritude. Césaire et Senghor, Le cercle de minuit – 09.02.1994 – 07:38 – vidéo consultable sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA).
Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », in Esprit, n° 311, novembre 1962.
Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Paris, Editions du Seuil, 2020.
Philippe Verdin, Alioune Diop, le Socrate noir (Préface d’Abd Al Malik), Paris, Lethielleux, 2010.
Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’univers, Paris, Seuil, 1961.
Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve, 2019 (première édition en 2007).